Chaque semaine sur euradio, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
Cinq années se sont écoulées sans visite officielle d’un chef de gouvernement britannique, avant le déplacement de Rishi Sunak à l’Elysée la semaine dernière. Cinq ans, c’est long !
C’est très long pour des relations bilatérales aussi importantes. Mais les mauvaises langues diront que les trois prédécesseur·es de Monsieur Sunak n’avaient juste pas le temps de fixer une date avant d’être débarqués par leur propre parti.
Elles feront remarquer aussi que le changement de ton, s’il est bienvenu, ne fait que dissimuler une réalité inchangée, celle d’un voisin peu fiable avec lequel les relations resteront difficiles.
Vous ne seriez pas vous-même mauvaise langue sur les bords ? C’est tout de même une bonne nouvelle qu’on renoue avec un dialogue courtois, non ?
Moi, mauvaise langue ? Jamais ! Je suis comme vous soulagé que les amertumes réciproques se dissipent après les années du Brexit. Mais je suis avant tout inquiet.
Cette embellie passagère, et notre focalisation compréhensible sur les conséquences du Brexit et, bien sûr, les tribulations de la famille royale, occultent des transformations profondes et durables qu’a connues la vie publique au Royaume-Uni ces dix dernières années : un processus d’idéologisation progressive du discours politique, l’imposition d’un vocabulaire toujours plus polarisant par une presse vociférante, et une croissance insoutenable des inégalités sociales.
Et comme pour nous ouvrir les yeux, la visite de Rishi Sunak a été mise en perspective par l’énorme polémique, très révélatrice de l’état du Royaume-Uni, déclenchée par un tweet de l’ancienne gloire du football anglais, Gary Lineker, devenue l’un des présentateurs de télévision les plus appréciés du pays.
Rappelez-nous brièvement de quoi il s’agit.
Il s’agit d’une prise de position publique, au sujet d’un projet de loi proposé par le gouvernement de Monsieur Sunak, pour mettre fin aux bateaux de migrant·es cherchant à traverser la Manche. Une loi qui, pour faire court, met fin au droit d’asile au Royaume-Uni, en flagrante contradiction avec la Convention européenne des droits humains et avec la Convention de Genève sur les réfugiés.
Gary Lineker, pas vraiment connu pour être un gauchiste révolutionnaire, a simplement dénoncé, sur son compte privé, le caractère « cruel » de cette politique, et le « langage » utilisé par le gouvernement, qu’il a jugé « pas dissimilaire à celui utilisé par l’Allemagne dans les années 1930 ». Si je dis la même chose, tout le monde s’en moque, mais Gary Lineker a près de 9 millions de followers et vous imaginez l’effet de bombe qu’il a eu avec sa déclaration. D’autant qu’après avoir été suspendu par la BBC, il est resté droit dans ses bottes, a été soutenu par une vague de solidarité inattendue, et a vu sa mise en retrait levée sous la pression de l’opinion publique.
Mais en quoi ce psychodrame est-il un événement révélateur selon vous ?
Il révèle à quel point l’opposition travailliste, qui caracole actuellement dans les sondages, est affaiblie sur le plan éthique. Tout ce qu’elle avait trouvé à redire au sujet de cette loi franchement indigne est qu’elle « ne marchera pas ». Sur l’immigration, tout comme sur l’Europe et le Brexit, cette opposition a fait sien le discours d’une extrême-droite réactionnaire et europhobe, qui a pris en otage le parti conservateur depuis son retour au pouvoir en 2010. Qu’il ait fallu la prise de parole spontanée d’un ancien footballeur pour réveiller les consciences, est embarrassant.
Mais l’épisode révèle aussi le triste déclin de la BBC, monument historique du journalisme mondial, mais empêtrée dans des collusions et des copinages politiques plus que douteuses. Sous couvert d’une fausse impartialité, elle a joué, volontairement, un rôle majeur dans la crédibilisation et la légitimation des mensonges et demi-vérités qui ont caractérisé la campagne référendaire sur le Brexit.
Et il révèle à quel point la vie politique britannique a été corrompue par l’arrivée au pouvoir de toute une caste politique formée dans un environnement cynique et malsain que l’on n’aurait pas osé soupçonner au sein de la prestigieuse université Oxford. Je vous recommande fortement la lecture éclairante du livre « Chums » (c’est-à-dire « potes », en français) de votre confrère Simon Kuper, qui a eu tout loisir de les observer jeunes, en direct, sur place. [Voir une recension détaillée de cet ouvrage non-traduit sur le site du Guardian.]
Je vous trouve très dur avec les amis anglais ! Je vous croyais pourtant anglophile !
Mais je suis tout à fait affectueux et très à l’aise avec mes amis anglais ! La preuve : j’en fais venir régulièrement sur votre antenne !
Je me fais juste de gros soucis pour eux.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.