Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Aujourd’hui, vous m’annoncez que vous vous sentez obligé de jouer les rabat-joie.
Croyez-moi, je suis sincèrement désolé de plomber l’ambiance, mais j’ai du mal à rejoindre le chœur de tous ceux qui se félicitent de la fin, imminente paraît-il, du dumping fiscal en Europe.
D’accord, il n’est pas exagéré de parler, comme le fait Le Monde par exemple, d’un « pas historique vers une réforme de la fiscalité mondiale », en référence au communiqué final du G7 consacré à la finance de la semaine dernière.
Petit rappel pour ceux qui aurait zappé cet épisode : la mesure proposée instaurerait un impôt sur les sociétés minimal de 15%. Avec l’objectif louable de taxer plus équitablement les grandes entreprises multinationales – GAFAM en tête – qui se sont fait les champions de l’optimisation fiscale en déclarant leurs bénéfices dans des pays à très faible impôt sur les sociétés.
C’est une pratique qui agace notamment la France et l’Allemagne depuis un bon moment, mais maintenant que les Etats-Unis de Joe Biden la dénoncent aussi, cela donne effectivement plus de poids à la revendication d’un système fiscal plus fair-play à l’échelle mondiale.
Alors, qu’est-ce qui vous rend pessimiste au point d’endosser le rôle de rabat-joie ?
Pas pessimiste, juste sceptique et prudente. Je ne peux m’empêcher de penser qu’on se réjouit un peu vite.
Car, premièrement, le volet selon lequel les multinationales seraient davantage taxées dans les pays où elles génèrent leurs bénéfices plutôt que dans celui où elles ont placé leur siège, ne s’appliquerait qu’à une centaine des plus grandes entreprises multinationales, à partir d’un certain seuil de marges réalisées. C’est important, mais de toute évidence, c’est très limité. Selon une anticipation du Guardian, même Amazon risquerait de passer entre mes mailles du filet !
Deuxièmement, un impôt effectif de 15%, s’il voyait le jour, ce ne serait pas rien, mais rappelons c’est nettement en-dessous de ce que pratiquent actuellement la France ou l’Allemagne, pour ne nommer qu’eux.
Et surtout, troisièmement, rien n’a encore été décidé.
Même si les idées étaient reprises par le G20 qui va se réunir en juillet en Italie, et que l’OECD formulait un nouveau cadre fiscal international, et qu’un véritable consensus devait s’établir, il est loin d’être clair comment forcer la main aux réfractaires. Rien qu’au sein même de l’Union européenne !
Rappelez-nous quels sont ces Etats-membres potentiellement réfractaires ?
On parle surtout de l’Irlande, qui a fait de son attractivité fiscale – couplée d’ailleurs à l’atout non-négligeable d’une population jeune, qualifiée, et anglophone – la base de son essor économique depuis les années 1980. Pour elle, le coup serait dur, mais elle fera de la résistance, c’est certain.
Mais il y a aussi le Luxembourg et les Pays-Bas, épinglés depuis des années par la Commission elle-même ! Tout comme Malte, Chypre ou la Hongrie. Cette dernière pratique actuellement un taux de 9%. Vous pensez que Victor Orban se laissera faire sans moufter ?
Les questions de fiscalité relèvent de la compétence nationale, et la fameuse « harmonisation fiscale européenne » souvent qualifiée de serpent de mer, est un projet d’avenir qui le restera longtemps. Toute décision commune sur le plan européen nécessite l’unanimité. Et celle-ci s’obtient généralement soit par des pressions très désagréables, soit par des concessions qui ne le sont pas moins.
D’accord, d’accord, Monsieur le rabat-joie, on voit bien où vous voulez en venir : la route sera longue
Vous avez raison. Une bonne part de la richesse de l’Union européenne dépend directement de nos capacités d’exportation. Et si des sanctions contre le Liban ou la Libye ne vont pas nous ruiner, c’est autrement plus délicat avec la Russie ou la Chine.
Longue, et semée d’embûches. Mais je suis ravi qu’on l’emprunte enfin, cette route. Se regrouper pour s’attaquer à l’optimisation fiscale des grands groupes, c’est une bonne chose. Réveiller le multilatéralisme constructif, c’est tout à l’honneur de Monsieur Biden. Augmenter les ressources en anticipant le remboursement des dettes énormes contractées durant la pandémie, c’est une initiative politique collective et intelligente.
Vous voyez : pas si rabat-joie que cela. Juste prudent.
Laurence Aubron - Albrecht Sonntag
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Photo de Steve Buissinne via Pixabay