Comme toutes les semaines nous retrouvons le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Aujourd’hui, avec deux semaines d’avance sur le calendrier, vous voudriez souhaiter un bon anniversaire à l’Euro. Vingt ans déjà !
Oui, vingt ans déjà que nous avons découvert les pièces et les billets, que nos portemonnaies ont porté la nouvelle monnaie pour la première fois. Certes, on savait depuis dix ans – depuis la signature du Traité de Maastricht – que cette monnaie commune serait introduite de manière virtuelle en janvier 1999, puis de manière concrète en janvier 2002. Et on savait depuis décembre 1995 – depuis le sommet de Madrid – qu’elle allait s’appeler « Euro ».
De mémoire, il me semble que vous avez déjà consacré un édito au choix de ce nom.
C’est vrai : c’était en décembre dernier, je vous mets le lien sur le site pour les auditeurs qui ont envie de le retrouver. Je n’étais pas fan de cet intitulé, mais je n’étais pas non plus insensible aux arguments avancés en sa faveur, notamment du côté des Allemands.
En fait, si ma mémoire ne me joue pas des tours, le nom de la nouvelle monnaie ne faisait même pas tant que cela l’objet de polémiques.
En revanche, que n’avons-nous pas entendu sur le prétendu raté de son dessin ! Les pièces, cela passait encore : le symbole national autorisé sur le revers était plutôt bien perçu, pendant quelques mois, on se mettait à collectionner des pièces à la harpe celtique ou à la porte de Brandebourg.
Mais alors, les billets ! Les commentaires politiques et médiatiques n’étaient pas tendres : on déplorait un argent « déshumanisé », aux « tristes symboles », la « pauvreté iconographique » caractérisée par une « esthétique post-moderne des ponts, portes ou fenêtres ouverts sur le vide ».
Les adversaires de l’Euro voyaient dans cette symbolique, dessiné par l’Autrichien Robert Kalina à l’issue d’un concours, la preuve tangible d’une Union européenne sans chaire, uniquement focalisée sur les froides réalités du marché. Pendant que les pro-Européens se lamentaient sur l’absence évidente d’un peuple européen, et le prétendu égoïsme des Etats-membres, incapable de se mettre d’accord sur des visages reflétant une culture commune.
Et vous-même, vous en pensiez quoi à l’époque ?
Oh, je me trouvais un peu seul à défendre le design des billets. Alors que j’étais, comme tous les Allemands, un peu triste de laisser filer le D-Mark qui nous avait si bien servi de symbole national pendant un demi-siècle, je trouvais les billets d’Euro esthétiquement très réussis. Pour moi, c’était ça, l’Europe : des ponts qui franchissent des frontières et permettent de se rencontrer, des portes qu’on ouvre pour accueillir les voisins, des fenêtres qui sont d’abord des fenêtres d’opportunités.
Et je faisais la même remarque que je fais toujours quand les experts et les citoyens se mettent à déplorer que l’Europe n’est pas à la hauteur des promesses qu’on s’en est faites, qu’elle est trop lente, qu’elle est freinée par les réflexes nationalistes.
Dans le cas de l’Euro, je posais la question de savoir pourquoi diable il faudrait qu’une monnaie complètement atypique, innovante et supranationale aient la même apparence que les monnaies nationales avec leurs héros nationaux plus ou moins bien choisis ? L’intégration européenne, ce projet unique et sans précédent, demande une certaine capacité d’abstraction par rapport aux sentiments d’appartenance pour lesquels nous a conditionnés l’Etat-nation. Eh bien, le dessin abstrait, mais tout de même hautement symbolique des billets d’Euro signalait justement que cette Europe-là était autre chose, une entité inédite.
Pourtant, la BCE semble avoir annoncé que d’ici 2024, le dessin pourrait évoluer et qu’on risquerait retrouver sur nos billets les visages d’Européens célèbres.
C’est vrai, je l’ai lu aussi. Mais je prends le pari que cela restera une annonce. Les dix-neuf membres de l’Eurozone auront bien du mal à se mettre d’accord, et c’est très bien ainsi. Les susceptibilités symboliques, je les laisse bien volontiers aux Etats-nations, tout comme les victoires au football ou d’autres lieux de mémoire constitutifs de la nation. La communauté européenne est d’une nature différente. Et son argent aussi.
Toutes les éditos d'Albrecht Sonntag sont à retrouver juste ici