Comme toutes les semaines nous retrouvons le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Il semble que vous avez pas mal hésité avant de définir le sujet que vous abordez aujourd’hui.
Oui, j’ai eu l’embarras du choix cette semaine. Un mot sur le 30ème anniversaire du sommet de Maastricht, un moment charnière de l’intégration européenne ? Finalement, je me suis dit ce serait aussi bien en février prochain, pour les 30 ans de la signature. Un compte-rendu sur les deux interventions passionnantes que j’ai eu le plaisir de suivre cette semaine, la première à l’ESSCA mardi soir, par Pascal Légai et Elodie Viau, de l’Agence Spatiale Européenne, la deuxième en ligne mercredi après-midi, organisée par le think-tank Lisbon Council, avec la Commissaire Věra Jourová, sur la protection de la démocratie en Europe. Chacune méritera un édito à elle toute seule – on y reviendra, c’est promis.
Du coup, aujourd’hui, je vais marcher sur les platebandes de votre excellente émission « Turning the page », et parler de Gustave Flaubert, à l’occasion de son 200ème anniversaire ce dimanche.
Puis-je vous rappeler, cher Albrecht, que vous êtes censé faire un édito politique ? On n’est pas là pour tenir un salon littéraire !
Une fois n’est pas coutume. Laissez-vous surprendre un peu. Vous me direz à la fin si j’ai été hors sujet.
Chiche ! Dites-nous alors dans quel roman de Flaubert, vous avez trouvé votre inspiration.
Je vous propose d’ouvrir « L’éducation sentimentale », qui est, en réalité, tout autant une « éducation politique ». Car la trame narrative de ce roman, publié en 1869, est pleinement emboîtée dans les bouleversement politiques des années 1840, comprenant la Révolution de février 1848, qui a mis fin à ce qu’on appelait la Monarchie de Juillet, et le coup d’Etat de décembre 1951, qui mena au Second Empire.
Mais plus encore que les événements, c’est le discours politique de l’époque qui frappe. Relire ce roman en 2021 – ce que j’ai fait en été dernier par curiosité, près de 40 ans après l’avoir découvert lors de mes études – est une expérience étrange, tant les rhétoriques du débat politique apparaissent comme un écho lointain du présent dans un passé pourtant vieux de près de deux siècles.
C’est avant tout dû à l’écriture de Flaubert, qui s’avère pour le coup vraiment géniale. Nulle part, il ne donne à voir sa propre opinion politique. Mais fidèle à sa méthode de recueil obsessionnel de détails historiques, il a fait un travail de documentation exhaustif dans les archives pour retracer le discours ambiant des années 1840, et ce discours est fiévreux, violent, hystérique.
Toute ressemblance avec la campagne électorale française qui se dessine depuis quelques semaines est, bien entendu, entièrement fortuite !
Fortuite, certes, mais surtout saisissante, et pour tout vous dire : un peu angoissante.
La phrase clé qui résume l’ambiance figure dans la troisième partie du roman. « Les haines foisonnaient », écrit-il, avant de lister pêle-mêle les groupes les plus divers qui en font l’objet et de conclure son paragraphe avec une exclamation sorti de ses carnets de prise de notes : « Il fallait relever le principe de l’autorité, qu’elle s’exerçât au nom de n’importe qui, qu’elle vînt de n’importe où, pourvu que ce fût la Force, l’Autorité ! » – avec des majuscules, s’il-vous-plaît.
« Les haines foisonnaient » - trois mots qui claquent. Un romancier écrira-t-il la même chose dans vingt ans à propos de la France de 2022 ? J’ose encore espérer que non.
On espère avec vous. En tout cas, c’est impressionnant.
C’est sûr que c’est impressionnant, et pas seulement pour l’emploi virtuose du subjonctif passé, cauchemar de mes années d’apprentissage du français.
Il y a d’autres passages qui citent les revendications toujours plus criardes d’ordre, de fermeté et d’autorité, qui évoquent un déclinisme fielleux, qui décrivent une République apparemment incapable d’incarner un pluralisme apaisé, « ce qui », comme le glisse l’auteur avec malice, « n’empêchait pas qu’on la méprise pour sa faiblesse. »
Mais le maître-mot, c’est bien « la haine », qui monte inexorablement dans le corps social.
« Cette haine-là », expliqua-t-il dans une lettre à son amie George Sand, « tient à quelque chose de très profond et très complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre. C’est la haine qu’on porte au Bédouin, à l’hérétique, au philosophe, au solitaire, au poète. Il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m’exaspère. »
Toutes les éditos d'Albrecht Sonntag sont à retrouver juste ici