Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA École de management, à Angers. Déjà le sixième édito de confinement... Aujourd’hui, vous souhaitez partager des souvenirs de "propagande réussie". Je suis curieux d’entendre cela !
"Ces dernières semaines, il a beaucoup été question des 'offensives de charme' et de campagnes de propagande, notamment de la part du gouvernement de la République populaire de Chine, visiblement très intéressé à bénéficier de la crise sanitaire mondiale, pour améliorer son image de marque auprès des populations ciblées par ses actions. C’est ce que l’on appelle la 'diplomatie publique', une politique de communication, qui s’adresse directement aux peuples plutôt qu’aux diplomates.
'Diplomatie publique', c’est un joli euphémisme pour dire 'propagande', car c’est bien de cela qu’il s’agit. Peut-être a-t-il été inventé pour compenser le glissement sémantique du terme 'propagande' de son sens originel – en gros, 'ce qui doit être répandu, propagé par les mots, avec éloquence' – vers la signification de 'manipulation à dessein sinistre', dans lequel nous le percevons aujourd’hui.
Jusqu’au début du XXème siècle, 'faire sa propagande' était une expression parfaitement neutre, voire positivement connotée. Mais le 'ministère de propagande' des Nazis et la perversion du langage perfectionnée par les régimes totalitaires, et dont George Orwell a démontré l’absurdité grotesque, ont entièrement délégitimé ce mot.
Ceci dit, il y a bien deux sortes de propagande. Pour avoir été un enfant de la Guerre froide, dans un pays divisé, j’ai bien connu les deux. On pourrait même dire que j’en ai fait l’objet."
Comment cela, vous en avez fait l’objet ? Depuis le temps que je vous accueille sur notre antenne, vous ne m’avez pas donné l’impression d’avoir subi des lavages de cerveaux ! : "Détrompez-vous ! D’une manière ou d’une autre, nous avons tous été des cibles de propagande. Appliquer des techniques de persuasion fait même tout naturellement partie du débat d’idées pluraliste.
Dans l’Allemagne des années 1970 – celles de ma jeunesse – nous étions exposés à deux sortes distinctes de propagande extérieure, dont la méthode et l’efficacité contrastaient singulièrement.
II y avait la soviétique, que l’on recevait à travers tout le discours officiel en provenance de l’est. C’était grossier, ridicule, fatigant. Surtout, cela manquait entièrement de crédibilité, vu que les informations officieuses et confidentielles, que l’on obtenait de derrière le mur, racontaient une toute autre histoire.
Mais il y avait aussi la propagande venant de l’ouest. Beaucoup plus subtile ! Il y avait les outils classiques comme le 'British Council' et l''Institut français', surtout axés respectivement sur l’apprentissage de l’anglais et du français, le théâtre et la littérature aussi. Mais, ils étaient éclipsés par la 'Amerika-Haus', la 'maison de l’Amérique', dont il y en avait une dans chaque grande ville.
Ah, la 'Amerika-Haus' ! Créée au début des années 50 pour rééduquer les Allemands, pour leur expliquer ce que c’était la démocratie et, accessoirement, pourquoi les États-Unis étaient le modèle à suivre. Au cours des années 60 et 70, elles sont devenues de vrais centres culturels. Organisées autour d’une bibliothèque riche et ouverte à tous, avec – c’était inouï – un accès libre aux étagères. Elles proposaient des conférences, des concerts, des films bien sûr, et des débats tout au long de l’année.
La 'Amerika-Haus' a été un multiplicateur efficace de la puissance américaine. Non seulement parce qu’elle était le vecteur d’une culture hautement attractive, mais surtout parce que le message, à cette époque-là, était drôlement plausible. C’était un mélange d’ouverture et de générosité, la 'force tranquille' de la certitude d’être du bon côté, mais aussi une grande capacité d’accepter la critique, voire de faire de l’auto-critique, que ce soit sur les crimes historiques – le génocide contre les Indiens, la ségrégation raciale – ou les errements du présent, comme la guerre au Vietnam.
Toute manifestation anti-impérialiste qui se respectait se devait de passer devant la 'Amerika-Haus' et d’y jeter des œufs ou des tomates pourries. Et le lendemain, on y retournait emprunter des livres ou des disques, pendant que le directeur disait à la presse locale avec sérénité que c’était justement cela, la liberté d’expression, pilier de la démocratie.
De la propagande ? À coup sûr ! Mais de la propagande crédible, convaincante. Pour moi, jeune lycéen puis étudiant, c’était cela, le 'leadership', cette capacité – au sens 'diplomatique' du terme – à fédérer autour de ses valeurs et à convaincre du bien-fondé de son autorité morale."
Eh bien, le contraste avec l’Amérique de Donald Trump, repliée sur elle-même, irritable, avare, est frappant ! : "Le vrai leadership est incompatible avec la paranoïa. Or, les grandes puissances du moment semblent toutes paranoïaques, à fleur de peau en permanence, incapables de la moindre critique. Il n’y en a aucune qui parvienne à associer sa puissance dure, militaire et économique, avec un minimum de sérénité ou de bienveillance. L’Europe en aurait le potentiel, avec les certitudes qu’elle porte sur les bienfaits de la démocratie libérale, de l’État-providence, et du multilatéralisme. Mais elle projette une image de faiblesse relative, due notamment au manque de cohésion et de consensus sur sa propre finalité.
La crise actuelle, comme l’a dit il y a quelques jours notre ministre des Affaires étrangères, est en train d’exacerber tous ces comportements et caractéristiques. Monsieur Le Drian a exprimé sa crainte 'que le monde d’après ressemble au monde d’avant, mais en pire'. J’ai bien peur qu’il voie juste.
Si l'on m’avait dit que j’aurais un jour des raisons d’être nostalgique de la propagande de la Guerre froide..."