Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers. Il revient aujourd'hui sur l'élection présidentielle américaine.
Albrecht, vous étiez fermement résolu à ne pas parler de l’élection présidentielle américaine aujourd’hui – mais finalement, vous avez craqué et vous allez en parler quand même !
Oui et non. Je n’ai pas très envie de rejoindre la chorale des commentateurs de résultats éventuelles ou probables. En revanche, ce qui me travaille, c’est le respect des procédures électorales. Il me semble que ces dernières n’ont jamais été aussi importantes qu’aujourd’hui. Et comme les Etats-Unis, que cela nous plaise ou non, donnent toujours à voir ce qui finira par arriver chez nous sous une forme ou une autre, on aurait tort de faire son Obélix et d’évacuer l’affaire avec « ils sont fous, ces Américains ».
Pourtant, c’est parfois ce qu’on a envie de dire ! Cela fait trois jours qu’on essaie de bien comprendre leur système trop compliqué, trop inégal, trop lent.
Et on se félicite de notre système à nous, tout de même plus performant. Mais à bien y réfléchir, le vrai problème est ailleurs. Il réside dans le concept de légitimité.
On s’indigne, à juste titre, de la mauvaise foi de Donald Trump qui n’a de cesse de saper le fonctionnement de la démocratie américaine.
Mais chez nous aussi, la légitimité même du régime démocratique est très fragile. Elle repose sur le consentement de la collectivité à accorder de l’autorité à un régime de gouvernance. En démocratie, ce consentement est acquis non seulement sur la base du droit, mais aussi sur la base de la confiance. Autrement dit : le système lui-même doit être perçu comme étant fondamentalement juste.
On peut se poser la question si c’est toujours le cas. Regardons les piliers du système.
A commencer par les élus eux-mêmes. En Amérique ou ailleurs, le discours sur les élus (ou élites) corrompus, carriéristes, déconnectés se fait toujours plus virulent. Les mots « système » ou « establishment », initialement tout à fait neutre, sont désormais connotés négativement.
Ensuite, le fonctionnement démocratique. Il est par définition lent, complexe, porté sur le compromis bancal. Sauf qu’aujourd’hui, il est de plus en accusé d’être trop lent, trop complexe, trop inefficace. Plus en phase avec des attentes collectives formatées par l’immédiateté de l’environnement médiatique du web.
Enfin, il y a la représentativité. En démocratie, elle est obtenue par le biais des mouvements politiques organisés – les partis. Sauf que ceux-ci sont décrits comme obsédés de pouvoir pour le pouvoir, sans intérêt pour l’intérêt commun et plein de mépris pour « la volonté du peuple ».
Il ne reste alors plus grand-chose pour assurer la stabilité de la démocratie !
Heureusement qu’il y a les élections ! Bien sûr, on peut leur reprocher d’être devenues des spectacles médiatiques parfois nauséabondes, d’attiser la polarisation et de programmer une frustration collective inévitable en suscitant des promesses intenables.
Mais au moins, il y a la procédure. Carrée, mise en œuvre par les citoyens eux-mêmes, bordée par des rituels immuables et rassurants. Silence dans l’isoloir, contrôle de l’identité à l’aide de la liste électorale – délicieux moment bureaucratique qui nous énerveraient partout ailleurs qu’en local de vote – puis le glissement du bulletin dans l’urne, le tout couronné par le « a voté » final – audible, irréversible, et réconfortant – comme la bénédiction à l’église à la fin de la messe.
C’est le grand moment de la confiance mutuelle entre le citoyen et l’Etat. Il a deux fonctions irremplaçables : d’un côté, il est « source de dignité individuelle », comme le rappelle David Runciman, prof à Cambridge, dans son livre de 2018, « How Democracy Ends ». De l’autre côté, il est source de « légitimité » pour les gouvernants et le système démocratique entier. Le politologue allemand Fritz Scharpf a créé le concept d’ « input legitimacy » ou « légitimité entrante », pour bien distinguer la légitimité issue des procédures de celle produite (ou pas) par l’efficacité des politiques menées, nommée « output legitimacy » ou « légitimité par les résultats ».
Sans « input legitimacy », la démocratie va mal. Au moment où « élections, piège à cons » devient une conviction partagée dans la plus vieille et plus puissante démocratie du monde, on aura du mal à se bercer dans notre certitude que cela ne saurait nous arriver dans notre village gaulois.
Croisons d’abord les doigts pour les Américains - qu’ils aient un gouvernement légitime dans les quatre ans qui viennent. C’est tout ce qu’on leur souhaite.
crédits photo: cottonbro