Comme tous les jeudis, nous retrouvons, juste avant le journal de 18h00, l’édito d’Albrecht Sonntag, de l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Aujourd’hui, vous m’avez annoncé que vous voudriez revenir sur un de vos échecs en tant qu’enseignant.
Oui, c’est un petit fiasco pédagogique qui date d’il y a un an exactement. J’étais appelé à assurer un cours électif de 3ème année dans le Programme Grande Ecole de l’ESSCA, traitant du développement durable, en Europe et mondialement.
Cela a bien commencé, nous avons étudié les extraits essentiels du rapport Brundtland de 1987, intitulé « Notre avenir à tous », et dressé un bilan de ce qui s’était amélioré depuis, était resté inchangé, ou s’était même détérioré. Des travaux de groupe sérieusement conduits et bien intégrés dans un grand tableau commun.
Ensuite, on a fait une évaluation similaire avec l’accord sur le climat de la COP21 en comparant les engagements pris fin 2015 avec le « Résumé à l'intention des décideurs politiques » que venait juste de publier le GIEC, le fameux « Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat ». Pour conclure à un manque flagrant de la part de la plupart des Etats signataires.
Et alors, qu’est-ce qui n’a pas marché ?
Eh bien, j’ai voulu montrer qu’à partir d’un constat d’incapacité ou de manque de volonté de la part des gouvernements, certains seraient tentés par des actions de désobéissance civique. Et je ne n’étais pas peu fier de pouvoir renvoyer vers deux exemples concrets ultra-actuels : d’abord les photos d’une jeune fille suédoise qui, depuis la rentrée, n’allait plus à l’école le vendredi pour protester, assise devant le parlement, contre l’inaction de son gouvernement. Puis, la vidéo d’une bizarre « Déclaration de Rébellion », proclamée publiquement le 31 octobre 2018 par une petite foule sur le Parliament Square en plein Londres, avec le speech à la fois désespéré et exaspéré de l’essayiste George Monbiot, dont je connaissais les éditos dans le Guardian. C’était, vous vous en doutez, la naissance du mouvement « Extinction Rebellion ».
J’étais super-content de mon approche pédagogique. Puis, c’est tombé complètement à plat. Mes étudiants, pourtant un mix sympa d’une dizaine de nationalités, n’a pas tout accroché.
Je ne suis pas professeur, mais j’imagine qu’on a l’air malin en classe dans une telle situation. Vous avez toute ma compassion ! Ceci dit, aujourd’hui que Greta Thunberg et Extinction Rebellion sont connus à travers l’Europe et au-delà, cela se passerait sans doute différemment.
A coup sûr. Et c’est là l’une des leçons à tirer de cette anecdote. En seulement un an, la donne a changé. Greta Thunberg est devenue une icône mondiale, son action isolée de désobéissance envers la loi qui rend obligatoire d’aller à l’école s’est répandue bien au-delà de ses frontières, et l’adulation dont elle fait l’objet auprès de ses adeptes n’a d’égale que la haine féroce que lui vouent les éternels réactionnaires, qui en l’occurrence méritent bien leur nom.
Quant à Extinction Rebellion, il s’est passé exactement ce que j’avais prédit à mes étudiants : c’est une approche de désobéissance radicale, très violente dans sa non-violence, qui attire beaucoup d’individus exaspérés par l’inaction des gouvernants et animés par une logique de ceux qui sont convaincus de n’avoir « rien à perdre ».
Rien qu’à eux deux, ces deux phénomènes illustrent très bien notre époque :
- Premièrement, la vitesse avec laquelle les idées se propagent à travers les frontières dans un monde connecté ;
- deuxièmement, une prise de conscience aussi soudaine que massive du caractère urgent du changement nécessaire ;
- troisièmement, une polarisation toujours plus agressive dans le débat sur ce changement, qui risque de basculer assez vite dans des formats de combats plus violents que les polémiques sur les chaînes d’info ;
- et finalement, une dernière brique dans le mur du malaise démocratique, car cette « rébellion contre l’extinction » menaçante met à nu non seulement l’énorme difficulté de la démocratie à répondre à la question cruciale de notre temps, mais aussi les limites de l’Etat-nation comme cadre de l’action politique, incapable de basculer de la compétition vers une véritable coopération.
Mon petit raté pédagogique relève de l’anecdote amusante. Ce qu’il révèle, c’est autrement plus sérieux.