Le « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers, tous les vendredis sur les ondes d'euradio.
Le moins qu’on puisse dire est que 2022 a démarré sur les chapeaux de roues. Vous avez suivi la polémique autour du drapeau européen sous l’Arc-de-Triomphe ?
Bien sûr ! Le psychodrame public, en France, ne connaît pas la crise. Il ne prend plus de vacances non plus, on s’énerve même le jour du Nouvel An.
Rappelons rapidement aux auditeurs qui aurait eu la bonne idée de se déconnecter quelques jours que pour célébrer le début de la présidence française du conseil de l’UE, le gouvernement avait remplacé de manière fort provisoire la tricolore sous l’Arc de Triomphe par le drapeau bleu européen. Scandale ! Affront ! Outrage ! Tous les candidats plus ou moins europhobes n’avaient pas de mots assez durs pour condamner cet « attentat à l’identité française ». J’ignore si Emmanuel Macron avait l’intention de leur poser un piège, mais en tout cas, ils sont tous tombés dedans.
Pourquoi un piège ?
Parce que dans le paysage politique, peu de sujets sont perçus comme aussi clivants que l’intégration européenne.
Souvenez-vous de la campagne électorale d’il y a cinq ans. Quand le candidat Macron avait osé, en 2016, de parer ses premiers meetings avec le drapeau européen, c’était un sacré pari. Le Brexit venait d’être voté, et on évoquait très sérieusement une réaction en chaîne, le fameux « effet domino ». Les partis d’extrême-gauche et d’extrême-droite avait inscrit la sortie de l’Eurozone et un référendum sur un possible « Frexit » dans leur programme. Cette année, on l’y chercherait en vain.
C’est que les temps ont changé. Les candidats souverainistes ont compris que le Frexit ou la fin annoncée de l’Euro, cela fait mousser leurs militants les plus hard, mais cela ne fait pas gagner des élections. L’europhobie existe en France, mais elle n’est pas majoritaire, bien au contraire.
Par conséquent, tous ceux qui se sont indignés contre le drapeau européen du 1er janvier sont pris dans un dilemme : ils paraîtront au mieux comme des inconséquents, au pire comme des hypocrites.
C’est tout de même surprenant, le pouvoir symbolique d’un tel morceau de tissu coloré…
Vous avez raison, la symbolique nationale possède une puissance émotionnelle terrible. Les Etats-nations, même les plus démocratiques, conditionnent leurs citoyens dès le plus jeune âge à y projeter leurs sentiments d’appartenance et leurs aspirations collectives. Plus d’une fois, j’ai comparé le résultat de ce conditionnement à une « camisole identitaire », y compris sur cette antenne.
Et je me suis souvent demandé si l’Union européenne avait vraiment besoin d’un drapeau (ou d’un hymne, tant qu’on y est). Permettez-moi de rappeler une énième fois que, justement, elle n’est pas un Etat-nation classique et n’a ni la vocation ni la capacité d’en devenir un. Elle est une entité politique à part, et on se trompe de catégorie si on y applique les recettes et les mécanismes du « nation-building » tel qu’il a été pratiqué à travers le continent au XIXème siècle.
Je reste même convaincu que le drapeau européen possède aussi une dimension contre-productive pour l’intégration européenne.
Contre-productive ? Que voulez-vous dire par là ?
Tout dépend de ce que vous voyez dans un tel drapeau. A-t-il simplement une fonction représentative, en tant que raccourci visuel permettant d’identifier et de reconnaître une entité, comme le logo d’une entreprise moderne ou un emblème héraldique médiéval ?
Ou possède-t-il en même temps ce qu’on peut appeler une dimension « téléologique », c’est-à-dire « qui renvoie vers une finalité, un but » ? Autrement dit : est-ce le rappel d’une cohésion existante ou la promesse d’un futur commun ?
Vous allez me dire : « un peu des deux », et vous n’aurez pas tort. Mais un tel emblème, emprunté de toute évidence à la sémiologie de l’Etat-nation, suscite nécessairement des attentes implicites. Attentes qu’une entité comme l’Union européenne aura du mal à satisfaire, promesses qu’elle ne pourra tenir.
La polémique du Nouvel An français et un épiphénomène négligeable d’une campagne électorale où les nerfs sont déjà à vif. Mais elle n’en révèle pas moins le double-tranchant des symboles politiques, et surtout la difficulté que nous avons, même au XXIème siècle, à imaginer autre chose que le carcan affectif auquel nous a habitué l’Etat-nation.
photo AFP
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