Comme toutes les semaines, nous retrouvons Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Cette semaine, Albrecht Sonntag nous parle de la symbolique visuelle des séries télévisées. On était pourtant d'accord que ceci était une chronique politique...
Pas de souci, on va respecter la ligne éditoriale, promis. Justement : n’êtes-vous pas intriguée – moi, je le suis, en tout cas – par la puissance politique de certains signes ou symboles emblématiques, issus de la production cinématographique ou télévisuelle, et tout d’un coup revêtus d’une signification politique incontestable, en faisant fi des barrières culturels ou linguistiques ?
Seriez-vous en train de faire allusion au curieux geste des trois doigts du milieu de la main levés vers le ciel qui sert de signe de ralliement aux citoyens de Birmanie protestant contre le coup d’état militaire ?
Effectivement, c’est l’un des exemples les plus spectaculaires du moment. Emprunté à la série de cinéma « Hunger Games » par les étudiants thaïlandais pour leurs mouvements de protestations répétés depuis 2014, le symbole a désormais été adopté par la population birmane. Initialement plutôt un geste d’hommage ou d’adieu, il est désormais chargé d’un sens politique, un emblème de la résistance.
Eh bien, le même transfert entre la fiction et la réalité s’est opéré à plusieurs reprises ces dernières années dans des actions féministes utilisant le code vestimentaire hautement symbolique de « La servante écarlate », complet avec le terrifiant bonnet blanc emprisonnant les visages. Que ce soit aux Etats-Unis ou en Argentine, en Irlande ou en Pologne, les marches de ces « servantes » militantes ont fait comprendre en un seul clin d’œil qu’elles étaient là pour prévenir d’un basculement vers un monde réactionnaire où leurs droits seraient bafoués.
Et sur un registre complètement différent, on retrouve désormais dans des mouvements sociaux et manifestations jusqu’en Amérique latine, voire en Iraq, la combinaison rouge et le masque à l’effigie de Salvador Dalí popularisés par la série à succès « La casa de papel ». Couplés à la chanson italienne « Bella Ciao », à laquelle l’histoire populaire a attribué une tradition antifasciste, cet affublement se voit investi d’une symbolique assez floue de « résistance au système ». C’est franchement discutable, mais cela ne change rien au fait qu’il s’agit d’un phénomène notable.
Il est vrai que c’est surprenant de voir les gens récupérer spontanément des emblèmes dont les inventeurs ne soupçonnaient même pas la puissance symbolique.
Visiblement, il y a une grande soif pour de tels symboles pas encore usés et abusés par l’histoire et facilement reconnaissables partout grâce à une industrie du divertissement qui parvient à toucher un public véritablement mondial.
Soyons clairs : ces productions de culture populaire n’ont pas le même niveau. « Hunger Games » vise clairement un public plutôt adolescent, « La casa de papel » joue beaucoup sur l’ironie et le second degré, tandis que « La servante écarlate » transpose avec génie un chef d’œuvre littéraire sur le petit écran.
Mais elles se rejoignent dans le message du « Ne vous laissez pas faire. » Un message qui, de toute évidence, a un écho mondial.
Comment les sciences sociales interprètent-elles ce recyclage de symboles visuels ?
On peut renvoyer aux travaux sur la mondialisation culturelle de l’anthropologue Arjun Appadurai, mais j’aurais envie de mobiliser le néologisme « inter-socialités » (au pluriel), qu’a donné Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po, à son récent ouvrage sur le rôle toujours plus important des acteurs non-étatiques dans les relations internationales.
Ce que font les manifestants qui utilisent ce type de symboles populaires, c’est prendre à témoin un public qu’ils savent mondial. C’est pointer du doigt, aux yeux du monde entier, les projets de ceux qui les gouvernent, que ce soit les leaders politiques ou les élites économiques. C’est court-circuiter tous les filtres diplomatiques entre Etats, pour parler directement de population à population. Pratiquer non plus des relations « inter-nationales », mais « inter-sociales », justement.
C’est drôle – je ne connaissais pas le terme, mais j’ai l’impression que c’est ce qu’on fait à euradio !
Interview réalisée par Laurence Aubron
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