Chaque semaine sur euradio, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
Aujourd'hui, vous nous proposez un gros plan sur la Turquie, à l'approche de l'élection présidentielle du 14 mai.
Un gros plan, surtout, sur nos perceptions des Turcs, perceptions faussées par des idées reçues accumulées durant des décennies.
Nous croyons connaître les Turcs, parce qu'ils vivent en grand nombre parmi nous : dans les quatre pays européens ayant accueilli le plus grand nombre de personnes d’origine turque, à savoir l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et l’Autriche, leur nombre est estimé, avec certaines variations entre les sources, à environ 5 millions et demi. Ce qui revient à dire que la diaspora turque en Europe de l’Ouest à le même poids démographique que l’Irlande, la Finlande, ou la Slovaquie. C’est énorme.
Je dis bien : « personnes d’origine turque », car depuis le changement du code de la nationalité en Allemagne, survenu en 1999, un grand nombre d’entre eux, quasiment la moitié en fait, a acquis la nationalité de leur pays de destination.
Et malgré ces chiffres impressionnants, vous insistez : selon vous, on connaît mal les Turcs ?
Oui, j’insiste, parce j’en ai fait l’expérience moi-même. L’image véhiculée par les migrants turcs – dont les premiers sont arrivés en Allemagne dès 1961, en France à partir de 1965, suite aux accords de recrutement bilatéraux respectifs – était celle d’une population très modeste, mal éduquée, particulièrement religieuse et porteuse de valeurs très conservatrices. Normal, elle était originaire de régions rurales pauvres.
Ma génération, tout en nouant des liens avec leurs voisins turcs, notamment à travers le football, a intériorisé cette image, passant entièrement à côté de la modernisation très rapide qu’a connu la Turquie depuis quelques décennies. Rien que depuis 1980, le PIB par habitant a été multiplié par 7, alors que la population du pays, tenez-vous bien, a carrément doublé durant la même période.
Aujourd’hui, c’est la 17ème puissance économique mondiale, mais notre regard reste marqué par des stéréotypes bien consolidés.
À quel moment vos propres stéréotypes ont-ils évolué ?
Quand je suis entré en contact, il y a une quinzaine d’années, en tant que chercheur universitaire, avec la société turque moderne dont j’ignorais l’existence. Avec des jeunes et moins jeunes collègues à l’anglais impeccable, cultivés et urbains, laïcs et éclairés, européens au meilleur sens du terme, désespérés de voir une élection après l’autre remportée par les forces conservatrices incarnées par Reccep Tayip Erdoğan.
En les fréquentant, et en les écoutant m’expliquer la complexité de leur pays, j’avais carrément honte de mes idées préconçues. Et je n’étais pas le seul, d’autres collègues allemands et français m’ont dit avoir eu la même mauvaise conscience.
Et quel regard posez-vous sur l’intégration des Turcs en Allemagne aujourd’hui ?
Ce regard est forcément mitigé. Vous vous en doutez bien que parmi 4 millions individus, il y a toute sorte de trajectoires. Mais comme on est déjà dans les confidences personnelles, je vous raconte deux anecdotes :
En 1972, ça date, j’entrais en collège. Le principal réunissait toutes les classes de 6ème, une bonne centaine de gamins. Parmi eux, il y avait un seul garçon turc, du nom d’Erdinç. Et le principal a cru bon de lui demander, sur le ton de la boutade pas méchante, qui avait bien pu lui choisir un tel prénom.
Cinquante ans plus tard, j’ai assisté, à l’Université de la Ruhr, à la soutenance de thèse de mon doctorant Ilker Gündoğan. Personne n’avait le moindre souci avec l’orthographe et la prononciation de son patronyme. Son grand-père était venu travailler dans les mines de charbon, avant de faire venir, quelques années plus tard, sa femme et son fils. Ce dernier n’a pas été doté d’une grande éducation scolaire, mais il a su saisir ses chances en travaillant dur et en montant sa propre entreprise de transport, puis une deuxième. Aujourd’hui, c’est un homme aisé.
Ses deux garçons ont, presque naturellement, pris la nationalité allemande. L’ainé, Ilker, est membre actif du SPD, le parti social-démocrate et donc désormais docteur en science politique. Quand il dit « chez nous », il parle de Gelsenkirchen, Bochum, et Dortmund. Le cadet, Ilkay, a réussi, après avoir passé son bac, à devenir footballeur professionnel. Il évolue aujourd’hui en Ligue des Champions, avec Manchester City. Et à quatre reprises déjà, il a porté le brassard de capitaine de la Nationalmannschaft, l’équipe d’Allemagne.
Si on m’avait dit ça à mon entrée en collège…
Quelle histoire ! Merci de l’avoir partagé avec nous.
Une histoire qui rappelle qu’il n’est jamais trop tard pour se débarrasser de ses idées reçues. Qu’il s’agisse des Turcs en Allemagne ou des Turcs en Turquie, j’ai bien appris ma leçon.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.