Chaque semaine sur euradio, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
Retour sur un débat public de la semaine dernière.
Débat sur la réaction européenne à l’agression russe de l’Ukraine, à l’espace Cosmopolis, à Nantes, quasiment devant votre porte. J’y étais invité pour parler de l’Allemagne, mais on ne va pas revenir sur les tiraillements de la société allemande contemporaine, biberonnée au pacifisme et actuellement en sevrage difficile. Je leur ai consacré déjà assez de temps d’antenne cette saison.
Non, ce qui m’a frappé davantage, c’étaient quelques mots bien précis dans l’intervention de Valérie Drezet-Humez, cheffe de la Représentation en France de la Commission européenne.
Je présume qu’elle a présenté la position officielle de la Commission, non ?
C’est vrai. Elle a, bien sûr, commencé par le panorama de tout ce que l’Union européenne avait déjà mis en place en soutien à l’Ukraine depuis février 2022, que ce soit sur le plan humanitaire, économique, ou encore dans l’accueil des réfugié·es ukrainien·nes. En énumérant aussi les trains de sanctions, toutes votées à l’unanimité, elle s’est félicitée de l’unité sur laquelle, selon elle, « on n’aurait pas parié » à l’époque. Tout cela, je m’y attendais.
Mais ce qui m’a frappé, c’est le terme « ennemis », au pluriel, qu’elle a fait sien dans la réponse à la question d’un participant.
Un terme très fort !
Un terme très inhabituel, surtout ! Il ne faisait pas partie du vocabulaire « soft » traditionnel du langage bruxellois. Pendant des décennies – en fait, depuis toujours – l’Union européenne était une actrice qui ne cherchait que la coopération et l’échange et qui ne se connaissait que des « concurrents ». Puis s’est greffé, sur ce discours quasi-exclusivement économique, en 2019 (donc très récemment), le fameux concept de « rival systémique » découvert dans la stratégie pour les relations avec la Chine. On se frottait les yeux pour être sûr d’avoir bien lu.
Et seulement quatre ans plus tard, on en est donc arrivé aux « ennemis », qu’on aurait tout intérêt à reconnaître comme tels. Et je me suis rendu compte qu’elle avait raison de ne pas rechigner devant ce mot !
Pourtant, l’Union européenne a toujours été critiquée pour ses actions. Elle a eu des différents importants à affronter, et parmi ses politiques, il y en a qui ont eu des effets néfastes ailleurs. Je pense par exemple à la politique agricole commune et son impact sur différents pays en voie de développement.
Vous avez raison, il lui arrivait d’être détestée par certains pour ce qu’elle faisait, et parfois sans doute même à juste titre.
Ce qui est nouveau, c’est qu’elle est désormais haïe pour ce qu’elle est. Ou pour ce qu’elle représente dans les yeux des autres.
Elle est devenue trop grande – et trop consciente de sa puissance – pour inspirer l’indifférence ou le ridicule.
Et son existence même, qui s’inscrivait plutôt bien dans ce qu’on appelle la « troisième vague de démocratisation » des années 1970, 80, et 90, est aujourd’hui une agaçante épine dans les pieds des régimes autoritaires en Russie, en Chine, en Iran ou dans le Golfe, ainsi que parmi les dictatures africaines. Aujourd’hui, avec son insistance sur les valeurs indissociables de la démocratie – l’État de droit, les libertés civiques, l’inclusion des minorités, la séparation des pouvoirs, etc. – elle se fait des ennemis, qui méritent bien ce nom.
Si on suit votre argumentation, faire l’objet non pas de critiques ou de méfiance, mais d’une haine véritable est une expérience inédite pour l’Union européenne. Comment doit-elle réagir à cette nouvelle réalité ? Avez-vous abordé cette question ?
Disons que nous avons répondu comme le chanteur Sting, qui dans l’une de ses chansons les plus connues, donnait le conseil « confronte tes ennemis, évite-les si tu peux ».
Madame Drezet-Humez a mentionné le besoin absolu de réduire nos dépendances et de développer davantage d’autonomie, à tous les égards. On peut dire qu’elle n’est pas en contradiction avec Emmanuel Macron sur ce sujet.
En fait, la première réaction adéquate est la prise de conscience qu’on est entré dans un monde qui ne ressemble plus à celui dans lequel on a grandi. Monsieur Poutine a eu la gentillesse d’accélérer grandement cette prise de conscience.
Après, il faut ajuster son cadre conceptuel, ce que nous sommes en train de faire : oui, nous avons des « ennemis », et nous sommes capables de les identifier. Ce n’est déjà pas mal, mais je crains que ce ne soit que le début d’un voyage plutôt inconfortable.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.