Deuxième chronique « spécial Allemagne » de notre éditorialiste Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.
Hier, vous nous avez emmenés 75 ans en arrière, en été 1946. Aujourd’hui, vous faites un saut dans le temps pour nous parler d’un miracle survenu en été 1995. Pour évoquer quoi, au juste ?
Possible que j’abuse un peu du mot « miracle », mais pour moi c’en était un. Il est vrai que les livres d’histoire mettent toujours en avant le « miracle économique » allemand des années 1950. Mais en était-il un ? Un pays détruit qui se relève, soutenu par un plan de relance international inédit, encadré par ses voisins, également en pleine croissance, et protégé par le parapluie militaire américain – ce n’est peut-être pas si miraculeux que cela.
Non, le vrai miracle de l’Allemagne de l’après-guerre, il n’est pas économique, il est mental. Car après la réconciliation prudente, mais cohérente, avec ses voisins, il fallait aussi que ce pays se réconcilie avec lui-même. Tout au long des années 1970 et 80, il y avait toujours cette incertitude sous-jacente, comme quoi on ne s’en sortirait jamais de notre rapport compliqué avec notre propre passé, qu’on n’arriverait jamais à chasser la méfiance d’un peuple envers lui-même, qu’on n’allait jamais être un pays « normal ».
Puis, il y a eu cette réunification tombée du ciel, sans préavis, et tous ceux qui avaient perçu la division du pays et l’intégration à l’Ouest grâce à la construction européenne comme le meilleur antidote contre toute tentation nationaliste n’ont pu s’empêcher d’avoir un mauvais pressentiment.
Est-ce que c’était justifié ? Y avait-il de quoi être inquiet ?
Moi, je l’étais. D’autant que nos voisins ne se sont pas empêchés de nous faire sentir qu’ils se méfiaient. Vous vous souvenez peut-être : l’année dernière, j’ai évoqué sur vos ondes « L’affaire du Chequers », ce briefing confidentiel pour Margaret Thatcher en mars 1990 sur les dangers émanant de l’Allemagne réunifiée. Et même en France, les médias jouaient aux Cassandres, comme terrifiés par le nouveau déséquilibre démographique entre les deux pays.
Ce qui m’inquiétait le plus, à titre personnel, c’était le vote du parlement, en été 1991, de faire de Berlin la nouvelle capitale de l’Allemagne réunifiée.
J’y était résolument opposé. Le symbole de Bonn, capitale gentiment provinciale et tout sauf intimidante, tout proche du Bénélux et de la France, siège de la première démocratie solide et durable sur le sol allemand, avait toujours eu quelque chose de rassurant. Berlin, au contraire, c’était l’épicentre du militarisme prussien puis l’incarnation de la mégalomanie nazie. On n’avait pas besoin de cela.
Et vous aviez tort ! Berlin ne fait plus peur à personne aujourd’hui ! Mais vous nous avez annoncé un miracle datant de l’été 1995 – qu’est-ce qui s’est passé cette année-là ?
Le miracle a été l’emballement du Reichstag par Christo et Jeanne-Claude. C’est amusant que je vous en parle à l’heure où l’Arc de Triomphe parisien s’offre un déguisement similaire. Mais à vrai dire, cela n’a rien à voir.
Le Reichstag était un monstre architectural doté d’une histoire plus que problématique et portant un nom que je n’avais aucune envie de voir associé à la République fédérale. Je n’aurais eu aucune objection à ce qu’il tombe en ruine, ce qu’il avait d’ailleurs commencé à faire.
Puis, Helmut Kohl, initialement farouchement opposé à la proposition de Christo, a fini par donner son feu vert pour la période avant mise en travaux pour cause de déménagement imminent de la capitale.
Et le miracle s’est produit. Pendant un été, c’était la fête quotidienne et ininterrompue sur la large pelouse devant ce bâtiment lourdaud devenu tout léger sous son emballage. C’était cool, c’était populaire, un renversement ironique d’une histoire écrasante, c’était décontracté.
C’est là que j’ai compris qu’il n’y avait plus de souci à se faire. Que Berlin et le pays avaient vraiment évolué et que la réappropriation des symboles, même architecturaux, même moches, était possible. Il suffit de visiter aujourd’hui la formidable coupole en verre du nouveau Reichstag, symbole grâcieux de la démocratie.
Aux yeux du monde entier, la légèreté de la Coupe du monde de football de 2006 a peut-être été plus marquante, plus visible, mais le vrai miracle, c’est Christo et Jeanne-Claude qui l’ont révélé en 95.
Et cela mérite qu’on le rappelle. Demain, troisième épisode, un peu moins lumineux, on parlera des déceptions plus récentes.
Laurence Aubron - Albrecht Sonntag
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