Dans leurs chroniques sur euradio, Jeanette Süß et Marie Krpata dressent un état des lieux des relations franco-allemandes et de la place de la France et de l’Allemagne au sein de l’UE et dans le monde. Elles proposent d’approfondir des sujets divers, de politique intérieure, pour mieux comprendre les dynamiques dans les deux pays, comme de politique étrangère pour mieux saisir les leviers et les freins des deux côtés du Rhin.
Bonjour Jeanette, quelle est la signification du « cordon sanitaire » en Allemagne, et comment a-t-il été appliqué historiquement entre la CDU et l’extrême droite ?
Le "cordon sanitaire" en Allemagne désigne une pratique des partis politiques traditionnels, notamment la CDU (Union chrétienne-démocrate), consistant à éviter toute collaboration ou alliance avec l'AfD (Alternative für Deutschland), parti d'extrême droite. C’est une sorte de front républicain. Historiquement, cette stratégie visait à isoler l'AfD pour empêcher sa normalisation et son influence sur la politique nationale.
En 2024, lors des élections en Thuringe, la CDU avait refusé toute alliance avec l'AfD, malgré ses résultats électoraux favorables. L’AfD était alors passée première force en Thuringe et deuxième en Saxe. En effet, en 2018, lors d’un congrès du parti de la CDU, une motion avait été adoptée, interdisant toute collaboration au niveau gouvernemental.
Cependant à l’échelle communale il a déjà pu y avoir des situations où la CDU et l’AfD ont voté ensemble aux Parlements régionaux, au niveau des Länders. Il se pose donc actuellement la question de comment s’y prendre au niveau législatif avec ce parti.
Quels événements récents ont conduit la CDU à reconsidérer sa position sur l’AfD, notamment en matière de politique migratoire et de sécurité ?
Le 29 janvier, la CDU, sous la direction de Friedrich Merz, a proposé un plan en cinq points visant à réformer le droit d'asile et à renforcer les contrôles aux frontières pour lutter contre l'immigration illégale. Ceci en réaction face aux incidents de ces derniers mois, avec des attaques aux couteaux dans plusieurs villes. En effet, le 22 janvier 2025, une attaque au couteau s'est produite à Aschaffenbourg, en Bavière. L'agression a causé la mort d'un homme et d'un enfant de 2 ans. Deux autres personnes ont été grièvement blessées et hospitalisées. Le suspect, un Afghan de 28 ans, a été arrêté par la police. Cette tragédie a suscité une vive émotion en Allemagne, d'autant plus qu'elle survient en pleine campagne électorale, ravivant les débats sur la sécurité et la politique migratoire du pays.
En pleine campagne électorale, le plan de la CDU a reçu le soutien de l'AfD, ce qui a conduit à une collaboration tacite entre les deux partis sur cette question spécifique. Cette évolution marque alors une rupture avec le "cordon sanitaire" traditionnellement maintenu par la CDU.
Pourquoi la CDU a-t-elle déposé cette motion malgré les critiques et en sachant que l'AfD la soutiendrait ?
La CDU justifie cette collaboration en affirmant la nécessité de répondre aux préoccupations croissantes de la population concernant l'immigration illégale et la sécurité. Friedrich Merz a déclaré que des mesures plus strictes étaient indispensables pour protéger les frontières allemandes et maintenir l'ordre public. Il soutient que cette approche est une réponse pragmatique aux défis actuels, plutôt qu'une alliance idéologique avec l'AfD. En outre, le parti dit qu’il faut répondre aux problèmes qui se posent avec l’immigration illégale, et qu’il ne faudrait pas laisser l’extrême droite monopoliser la parole sur cette thématique.
Comment la décision de la CDU a-t-elle été perçue par ses membres et ses électeurs traditionnels ?
Au sein de la CDU, la décision a suscité des réactions mitigées. Certains membres soutiennent la démarche, estimant qu'elle répond aux préoccupations des électeurs sur l’immigration, alors que d'autres craignent que cette collaboration n'érode les valeurs fondamentales du parti et n'aliène les électeurs modérés.
Selon un sondage, 65 % des Allemands approuvent la décision de Friedrich Merz de ne pas former de coalition avec l'AfD, mais 74 % s'opposent à une telle alliance. Angela Merkel, ancienne chancelière et membre éminente de la CDU, a également critiqué cette approche. Elle a mis en garde contre le risque de légitimer l'AfD en acceptant son soutien pour des mesures politiques, soulignant l'importance de maintenir une distance claire avec les partis extrémistes.
Cette situation reflète une tension croissante au sein de la CDU concernant la direction future du parti, en particulier en ce qui concerne les politiques migratoires et les alliances potentielles au sein du paysage politique allemand.
Quelles pourraient être les conséquences de cette collaboration sur la politique allemande, tant au niveau régional que national ?
Cette collaboration pourrait modifier le paysage politique allemand en légitimant l'AfD et en lui offrant une influence accrue sur les politiques publiques. Au niveau régional, cela pourrait encourager d'autres alliances similaires, notamment dans les Länder de l’est, où l'AfD est particulièrement influente. Au niveau national, cela pourrait conduire à une polarisation accrue et à une fragmentation du paysage politique.
Les premiers sondages publiés juste après indiquent que la CDU chute légèrement dans les sondages en perdant 1 point et en passant en-dessous de la barre symbolique de 30%. Il se pose alors la question de la capacité de la CDU à former une coalition avec un autre parti, ou si cela ne sera plus possible.
De plus, la critique incisive de la part du SPD et des Verts, concernant le choix de la CDU, fait que la confiance entre les partis, jusqu’alors considérés comme partenaires potentiels, serait brisée.
Comment former une coalition par la suite si le niveau de confiance est insuffisant ? Les prochaines semaines jusqu’aux élections s’annonceront décisives pour rétablir cette confiance.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.