Tous les mois sur euradio, Lola Avril, docteure en sciences politiques, discute avec un·e chercheur·se en sciences sociales pour mieux comprendre, à partir de ses travaux, le fonctionnement de la Commission européenne et sa place dans le processus décisionnel européen.
Bonjour et bienvenue dans "Parlons Commission", les institutions européennes en question. Je suis Lola Avril, et tous les mois, nous discuterons avec des chercheuses et chercheurs en sciences sociales, du fonctionnement de la Commission européenne et de sa place dans le processus décisionnel européen.
Pour ce 1ᵉʳ épisode, j'ai le plaisir de recevoir Frédéric Mérand, professeur de science politique à l'Université de Montréal et auteur d'un ouvrage sorti en 2020 aux Presses de Sciences Po, intitulé Un sociologue à la Commission européenne. Frédéric, quel rôle a la Commission européenne et qui sont ces fameux commissaires européens ?
La Commission européenne, c'est ce que l'on pourrait appeler l'exécutif de l'Union européenne, dans le sens où son rôle principal est de proposer des lois et de les mettre en exécution, un peu comme un gouvernement au niveau national. Cela lui donne une dimension assez singulière qui a été bien résumée, je trouve, par deux collègues : Andy Smith et Jean Joana, qui disaient que la Commission européenne, finalement, c'est une institution qui a un rôle d'expertise : de porter des dossiers qui sont souvent très techniques au niveau européen. Il y a aussi un rôle diplomatique, puisque nous sommes dans une organisation internationale, où il faut donc forger des consensus entre les États, arbitrer parfois des conflits entre ceux-ci pour faire avancer des projets communs. Et puis finalement, il y a un rôle politique, puisque cette Commission européenne, depuis ses débuts, mais particulièrement depuis la montée en puissance du Parlement européen dans les années 1990, est responsable devant celui-ci. Donc la Commission européenne est aussi une organisation politique ou partisane.
Est ce que ces trois dimensions de l'identité de la Commission européenne, rôle d'expertise, diplomatique et politique, se retrouvent aussi dans les profils des commissaires ?
Oui, à différents degrés évidemment. Au début de la Commission européenne, il y avait beaucoup de commissaires qui avaient plutôt une biographie de diplomate. Mais de plus en plus, ce sont des politiques qui ont eu des carrières politiques au niveau national, ou parfois au niveau européen. On retrouve alors des gens comme Kaya Kallas, qui a été 1ʳᵉ ministre de l'Estonie, mais aussi Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, qui était ministre de la défense dans son pays.
Cette dimension politique de la Commission européenne, tu l'étudies en profondeur dans ton ouvrage où tu as mené une ethnographie auprès de Pierre Moscovici, à l'époque, Commissaire européen. Est ce que tu peux nous donner des exemples de ce travail politique ?
C'est par hasard que je suis tombé sur ce commissaire européen qui était responsable des affaires fiscales sous la présidence de Jean Claude Juncker entre 2014 et 2019, et qui avait un profil très politique puisqu'il avait été 1ᵉʳ secrétaire du parti socialiste, ministre à plusieurs reprises en France, notamment de l'économie, et avait été l'organisateur de la campagne électorale de François Hollande.
Il était conscient du fait que la Commission européenne était amenée à prendre des décisions au niveau européen qui allait créer des gagnants et des perdants et donc, qu'il fallait prendre des décisions politiques, qu'il y avait une responsabilité devant les électeurs et les électrices et qu'au Parlement européen, il y avait des partis politiques, avec lesquels il fallait parler pour créer des majorités`;
On sait que la Commission européenne doit également recueillir le soutien des États membres. Donc le travail politique c’est n’est pas qu'un travail démocratique et partisan, c'est aussi un travail diplomatique, qui consiste alors à aller chercher des majorités souvent qualifiées auprès des gouvernements des États membres.
Ma recherche avait pour but de voir cet effort que menaient des gens comme Pierre Moscovici au sein de la Commission européenne, pour essayer de ne pas se laisser imposer des décisions, par exemple des grands pays, ou de suivre aveuglément les traités européens, qui peuvent être parfois très restrictifs ; mais aussi d'essayer de dégager une marge de manœuvre, de créer des coalitions et de former des majorités qui leur permettraient de mettre en œuvre leur programme politique.
La Commission européenne se présente historiquement, comme un organe collégial assez apolitique, mais ton travail remet sur le devant la dimension politique du travail des commissaires. Tu reviens aussi dans ton ouvrage sur ceux qui entourent les commissaires, dans leurs cabinets.
L'ethnographie s'est surtout déroulée au sein du cabinet du commissaire que je suivais. C'est là où j'ai passé le plus de temps, et où j'ai le plus d'interactions.
Alors qu'est ce qu'un cabinet ? C'est le personnel politique d'un commissaire. On retrouve la même chose au niveau national, dans les cabinets ministériels. La particularité d'un cabinet européen, c'est qu'il est multinational. Un commissaire français va avoir au sein de son cabinet des membres qui peuvent être roumains, allemands, espagnols, etc. C'est une singularité propre à la Commission européenne qui se veut représenter l'intérêt européen.
L'autre dimension d'un cabinet de la Commission européenne, c'est qu'il y a un subtil mélange entre les personnes politiques. Dans le cadre du cabinet Moscovici, il y a ceux que j'appelais les parisiens, qui étaient plutôt issus des rangs du parti socialiste et qui avaient travaillé au gouvernement français avant de venir à Bruxelles. D'autre part, il y avait beaucoup d'experts, de technocrates. Il pouvait donc y avoir une tension entre la politique et l'expertise. Enfin, il y avait des gens plutôt issus des rangs des directions générales de la Commission européenne, qui étaient des fonctionnaires que j'appelais les Bruxellois, car leur carrière avait été essentiellement bruxelloise.
On a appris, le 17 septembre dernier, le nom et les portefeuilles des 27 commissaires autour de la Présidente von der Leyen. Cette composition s'est faite pour certains dans la douleur. Que retenir de cette séquence, et que peut on attendre de cette future commission ?
Toutes les commissions européennes sont créées dans la douleur, et particulièrement depuis que le Parlement européen a un rôle à jouer.
Pour rappel, les commissions sont formées (en ce moment) d'une présidente, nommée par les chefs d'États et sur le principe de majorité au Parlement européen. Une fois nommée, la présidente compose son collège des commissaires. En principe, les États membres doivent proposer au moins deux membres, parmi lesquels elle pourrait choisir. Mais en pratique, ils ne proposent généralement qu'un seul membre, ils imposent un membre national à la Commission européenne.
Le pouvoir dont dispose Ursula von der Leyen, c'est celui de leur octroyer un portefeuille plus ou moins important. Il y a toujours le risque que le Parlement européen vienne rejeter un des membres de la commission. La nomination de la Commission, fait beaucoup parler et c'est une bonne chose, puisque cela permet à la démocratie de s'exprimer.
Le meilleur moyen de savoir à quoi s'attendre est de regarder le programme politique mis en avant par la présidente de la Commission européenne à l'automne. Ursula von der Leyen était déjà présidente dans la Commission sortante, et elle avait mis l'accent sur la géopolitique et sur les relations internationales lors de son dernier mandat. Elle a été bien servie par l'actualité, puisqu'il y a eu le Covid et l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Il y a eu énormément d’évènements géopolitiques qui lui ont donné raison et qui lui ont permis de jouer, avec la Commission européenne, un rôle très central en Europe entre 2019 et 2024.
Elle même succédait à Jean Claude Juncker, qui, lui, avait dit qu'il souhaitait nommer une Commission politique, c'est-à-dire une Commission qui était plus en lien avec les citoyens, qui allait être plus ambitieuse dans ses projets et qui allait assumer son rôle de leadership politique.
En 2024, si l'on regarde les thèmes dominants qui sont mis en avant par Ursula von der Leyen, c'est l'économie qui sera au cœur de cette commission. Deux rapports ont été rédigés dans les derniers mois. Le premier par Enrico Letta, qui porte sur le marché intérieur, et le second par Mario Draghi, qui porte sur la compétitivité et la croissance. On comprend alors que la Commission mettra l'accent sur la croissance économique, le marché intérieur ainsi que sur les fondements de ce marché intérieur.
Merci beaucoup, Frédéric Mérand, de nous avoir éclairé sur les commissaires, mais aussi sur les enjeux de la séquence actuelle avec la nomination de ces 27 commissaires, dans une Commission qui sera donc centrée sur les enjeux économiques. Nous, on se retrouve le mois prochain pour un nouvel épisode de "Parlons Commission".