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Samuel Faure – Quel rôle pour la Commission dans la politique européenne de défense ?

Samuel Faure – Quel rôle pour la Commission dans la politique européenne de défense ?

Tous les mois, Lola Avril, docteure en science politique, discute avec un·e chercheur·se en sciences sociales pour mieux comprendre, à partir de ses travaux, le fonctionnement de la Commission européenne et sa place dans le processus décisionnel européen.

Pour ce sixième épisode, j'ai le plaisir de recevoir Samuel Faure, maître de conférence en sciences politiques à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et chercheur au laboratoire Printemps. Il est l'auteur d'un article publié en 2024 pour la revue Esprit et intitulé « Réarmer l'Europe, ce que la guerre en Ukraine n'a pas changé ». Bonjour Samuel, tout d’abord, quelles sont les grandes étapes de la mise en place d'une politique de défense européenne ?

Généralement, quand on parle de politique de défense au sein de l'Union européenne, on fait référence à la politique de sécurité et de défense commune, la PSDC, qui a été créée en 2001, à l'époque sous un autre acronyme, PESD.

L'objectif de la PESD / PSDC, est resté le même à travers le temps, à savoir de maintenir la paix à la suite d'une guerre, d'un conflit armé, à l'extérieur de l'Union européenne et principalement dans les Balkans, où fut lancée la première mission en 2003, mais aussi au Proche-Orient et surtout en Afrique.

On peut rappeler qu'en une vingtaine d’années, pas moins d'une vingtaine de missions PESD / PSDC, ont été conduites au nom de l'Union européenne, sous le drapeau étoilé de l'Union.

On peut rappeler que pour mettre en œuvre cette politique publique européenne, dans le secteur de la sécurité et de la défense, des organes institutionnels ont été fondés au même moment, et leur point commun est qu'ils sont tous de nature intergouvernementale, à l'inverse donc de la Commission européenne, le Conseil politique et de sécurité, le COPS, l'état-major de l'Union européenne, EMUE, et le comité militaire de l'Union européenne.

Au sein de cette politique de défense, à côté de la conception traditionnelle de l'intervention et des possibilités de capacité de défense de l'Union européenne, on a de plus en plus des références à ce qu'on appelle la politique industrielle de défense.

Évoquer la politique industrielle dans le secteur de la défense renvoie à l'enjeu de développer et de produire des équipements militaires, tels que des chars d'assaut, des drones ou encore des avions de combat.

En appeler à une politique industrielle, nous amène à penser le rôle de la puissance publique pour réguler, organiser voire même gouverner les marchés de sécurité et de défense, et d'établir un cadre institutionnel avec en son sein des acteurs économiques : les grandes entreprises comme Dassault Aviation, Airbus ou MBDA, mais aussi toutes les petites et moyennes entreprises.

Donc est-ce que cette politique industrielle doit être libérale, considérant de facto la compétitivité économique comme la priorité, et les entreprises comme les acteurs les mieux placés pour y parvenir, ou alors est-ce que cette politique industrielle doit être interventionniste, estimant ce faisant que la puissance publique, que ce soit d'ailleurs les États, ce qu'ils font déjà depuis longtemps, ou les institutions de l'Union, devraient jouer un rôle politique plus affirmé, ce à quoi renvoie par exemple l'objectif de passer à une économie de guerre qui a surgi dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne ?

Est-ce que la Commission européenne a un rôle dans cette politique industrielle de défense ?

La Commission européenne a un rôle sur ces questions-là, récent, en développement et encore limité. Récent d'abord parce que la Commission n'a commencé à jouer un rôle politique qu'à la fin des années 2000, il y a une quinzaine d'années grosso modo, lors du vote par le Parlement et le Conseil de deux règlements connus sous le nom de Paquet défense, un instrument normatif qui visait à faire émerger un marché intérieur de l'armement. On en parle évidemment encore aujourd'hui.

Je pense qu'on peut aussi qualifier le rôle de la Commission d'un rôle en développement parce qu'à la suite de la création de cet instrument normatif, la Commission a développé d'autres instruments, budgétaires comme le Fonds européen de défense créé en 2017, et institutionnels comme la création d'une nouvelle direction générale en charge de l'industrie de la défense et de l'espace qu'on connaît sous l'acronyme de DG Défi en 2019, ainsi qu'un poste de commissaire qui n'existait pas jusque-là en charge du marché intérieur, mais comprenant les enjeux industriels de la défense et aussi les questions spatiales.

La Commission a effectué, encore une fois, un travail politique sur ces questions de défense pour tenter de se ménager une place dans une politique qui, a priori, ne la concernait pas tant que ça.

Oui, l'argument que j'avance et double dans le prolongement des travaux de Frédéric Mérand et d'Andy Smith, c'est qu'en plongeant dans l'histoire, on se rend compte que la Commission européenne a commencé à formuler des recommandations passant par des textes non contraignants, ce qu'on appelle la soft law, comme des livres verts ou des communications, dès la fin de la guerre froide, à partir du début des années 90. Un travail donc d'expertise, faiblement politisé, et visant progressivement à légitimer son rôle.

L’idée était de dire que la Commission peut être utile aux États, parce que la guerre froide est finie et que nous sommes passés dans un nouveau monde avec des enjeux et des menaces stratégiques différentes.

En somme, le vote en faveur du paquet Défense, que j'évoquais tout à l'heure, mais aussi, quelques années plus tard, de la création du Fonds européen de Défense ou de la DG Défi, résulte d'un quart de siècle d'investissement politico-institutionnel, ce qui est un argument différent de l'idée reçue selon laquelle ces décisions auraient été prises dans le cadre de crises politiques, par une poignée d'acteurs politiques, des chefs d'État, de gouvernement et les précédents présidents de la Commission européenne.

Le deuxième pilier de l'argument est de dire que dans les années 2000, la Commission européenne est parvenue à fédérer autour d'elle une série d'acteurs politiques, comme les ministères des Finances, des États et des acteurs industriels, comme le champion européen Airbus, mais aussi des groupes d'intérêt valorisant ce que l'on appelle dans le jargon une base industrielle et technologique de défense européenne, BITDE. Cette coalition d'acteurs a été la force motrice qui permet d'expliquer que la Commission européenne a pu, à ce moment-là, gagner une bataille qui semblait perdue d'avance contre les États.

Ces derniers mois, la question de la défense européenne est sur toutes les lèvres, notamment depuis fin février qui a marqué les trois ans de la guerre en Ukraine. Quel est le rôle de l'Union européenne et de la Commission européenne dans ce conflit et dans sa possibilité de résolution ?

Au niveau politique, la Commission a joué un rôle de coordination entre les États membres pour que les paquets de sanctions économiques et diplomatiques contre la Russie soient décidés en définitive dès les tous premiers jours de la guerre, à la suite du 24 février 2022.

Par la suite, Ursula von der Leyen a travaillé en faveur de l'usage par les États membres d'un outil extra-budgétaire qui s'appelle la Facilité européenne pour la paix, qui a permis de livrer des équipements militaires aux forces armées ukrainiennes en élargissant l'enveloppe budgétaire initiale de 3 milliards à près de 20 milliards d'euros.

À l'échelle administrative, la Commission européenne, a proposé deux règlements qui ont été votés par le Conseil et le Parlement en 2023 pour augmenter la production des munitions et soutenir les acquisitions en commun. Donc un travail sur l'offre et la demande.

Et puis en mars 2024, une stratégie industrielle européenne de défense, connue sous l'acronyme EDIS, a été présentée conjointement par la Commission et le Service européen pour l'action extérieure. Son instrument de mise en œuvre de cette stratégie est le Règlement EDIP, un programme européen pour l'industrie de la défense en négociation depuis plusieurs mois déjà au Conseil.

Nous pouvons aussi évoquer ce que la Commission n'est pas parvenue à faire à l'heure actuelle, à savoir de parvenir à convaincre les États membres de l'intérêt d'un budget en commun plus substantiel pour financer les transformations de l'industrie de la défense. Finalement c'est eux qui restent les maîtres du jeu de ces questions-là, même pour le volet industriel.

Parler d'autonomie stratégique et d'économie de guerre, d'Europe géopolitique et de souveraineté européenne, sont-ils des arguments de campagne sans lendemain ou entendent-ils transformer le régime militaro-industriel européen ? Après trois ans de guerre, il est clair que l'unité politique est une condition nécessaire mais pas suffisante.

Une affaire à suivre de très près dans le contexte des bouleversements géopolitiques en cours. Merci Samuel Faure d'être venu nous parler de politique européenne de défense.