Tous les mois, Lola Avril, docteure en science politique, discute avec un·e chercheur·se en sciences sociales pour mieux comprendre, à partir de ses travaux, le fonctionnement de la Commission européenne et sa place dans le processus décisionnel européen.
Bonjour et bienvenue dans Parlons Commission, les institutions européennes en questions. Je suis Lola Avril et tous les mois, nous discuterons avec des chercheuses et chercheurs en sciences sociales du fonctionnement de la Commission européenne et de sa place dans le processus décisionnel.
Aujourd'hui, j'ai le plaisir de recevoir Amandine Crespy, professeure de sciences politiques à l'Université libre de Bruxelles.
Amandine, tu es l'autrice de plusieurs ouvrages sur l'Union européenne et les questions sociales. On entend souvent dire que l'intégration européenne aurait permis la consécration des idées néolibérales portées par certains économistes. D'abord, qu'est-ce qu'on entend par néolibéralisme ?
Le néolibéralisme, c'est un courant de pensée économique qui promeut la supériorité, l'hégémonie du marché libre sur la régulation du capitalisme ou la correction des défaillances du marché. Donc, c'est un courant idéologique qui a eu le vent en poupe en particulier depuis le début des années 80 avec la révolution idéologique de Reagan aux États-Unis. On a aussi Margaret Thatcher qui est la grande représentante, figure historique du néolibéralisme en Europe.
Mais ces idées néolibérales sont arrivées de manière très amortie, très filtrée en Europe continentale où on a vu malgré tout un abandon des politiques plutôt keynésiennes, centrées sur la demande pour se diriger - on a observé cela dans à peu près tous les pays européens - sur des politiques centrées sur ce qu'on appelle l'offre, c'est-à-dire en fait le soutien aux entreprises avec en arrière-plan cette idée centrale du néolibéralisme que cette politique de l'offre est celle qui permet de stimuler le plus la croissance économique, le PIB, et donc d'assurer la prospérité des sociétés.
Alors il faut signaler d'emblée que le néolibéralisme n'a jamais été nulle part un modèle pur et certainement pas en Europe et qu'on a connu et qu'on peut observer en fait de très nombreuses hybridations et je mentionnerai comme étant particulièrement importante pour le contexte européen une hybridation avec l'ordolibéralisme qui est un autre courant de pensée qui a émergé en Allemagne dans les années 1930 et qui a eu une grande influence dans toute la seconde moitié du XXe siècle en Allemagne et au-delà.
Et la particularité de l'ordolibéralisme c'est qu'il ne conçoit pas l'État comme une entrave au marché, donc on n'oppose pas marché et État mais on considère que la mission de l'État est de créer le cadre normatif qui permet de garantir justement le bon fonctionnement du marché sur la base d'une concurrence libre et non faussée.
Donc on voit ici qu'il y a déjà une première une première hybridation et on peut d'une certaine manière aussi comprendre comme ça le rôle des États Providence en Europe qui évidemment permettent d'assurer des droits fondamentaux, d'octroyer aux personnes des droits sociaux, mais qui d'une certaine manière permettent également aux marchés, aux entreprises et au capitalisme de mieux fonctionner en quelque sorte, pour le dire un peu prosaïquement, en prenant soin de la force de travail.
Est-ce que tu as des exemples de la manifestation de ces idées néolibérales, même si elles sont hybridées on l'a compris au sein de l'Union Européenne ?
Tout d'abord on peut considérer que les idées économiques libérales ou néolibérales sont véritablement l'ADN de l'Union Européenne et avant elle de la Communauté Économique Européenne qui a été créée avec l'adoption des traités de Rome de 1957.
Pourquoi ? Parce que ce traité de Rome qui fonde le marché unique et bien il est entièrement régi par ce qu'on appelle les quatre libertés, la liberté de circulation des biens, des personnes, des capitaux et des services et donc ça c'est évidemment un principe central de libéralisation, de création d'un grand marché au-delà des frontières nationales sur la base de la concurrence libre et non faussée.
Donc ça c'est très profondément ancré dans les traités et le fonctionnement de l'Union Européenne.
Le marché unique et les politiques de libéralisation ont eu un impact assez tangible et comme je l'ai montré dans mes travaux, sur les services publics, c'est à dire tous ces services qui étaient dans la seconde moitié du XXe siècle des monopoles d'État, le transport aérien, le rail, les télécommunications, la distribution de l'énergie, on pourrait considérer aussi de manière croissante la santé, et bien dans tous ces domaines, la construction du marché unique et la libéralisation a entraîné en fait une ouverture, un abandon des monopoles, une ouverture à la concurrence européenne et d'une certaine manière une privatisation et une marchandisation, la création de marchés là où autrefois il n'y en avait pas puisque ça relevait en fait du service public.
Il y a un autre pan de tes recherches qui est très important, où tu t'intéresses à ce qu'on appelle l'Europe sociale. Qu'est-ce qu'on entend par Europe sociale ? Et une autre question qui va avec celle-ci, c'est que le sens commun ferait un peu de l'Europe sociale une tendance contradictoire avec une orientation néolibérale. Est-ce que c'est vraiment le cas ?
L'Europe sociale, c'est en fait, c'est comme ça qu'on appelle l'action, de manière générale, l'action publique européenne sur les questions sociales. Donc il peut s'agir des politiques de l'emploi, la lutte contre le chômage, de la réglementation sur des conditions de travail, des conditions de santé et de sécurité au travail, le temps de travail, et il peut s'agir également de politiques de lutte contre la pauvreté, etc.
Donc, c'est très diversifié.
L'Europe sociale n'est pas pour autant le contraire du marché ou du marché unique. On peut même considérer, comme je le mentionnais un peu plus tôt, que ces deux pans de l'action européenne sont tout à fait complémentaires.
Lorsque, à la fin des années 90, Jacques Delors, qui est à l'époque le président de la Commission européenne, propose d'approfondir de manière considérable le marché unique, notamment en activant la libre circulation des capitaux, en activant aussi la libre circulation des services, en intensifiant la circulation des travailleurs, eh bien, il prône en même temps une Europe plus sociale. C'est lui, par exemple, qui initie le dialogue social européen, c'est-à-dire la concertation sociale entre employeurs et syndicats de travailleurs au niveau européen.
Parce que, dans la vision Delorienne du marché unique, un approfondissement ne pouvait que aller de paire avec, également, un certain degré de coordination sociale, de dialogue social, et non pas d'harmonisation. On n'a jamais vraiment considéré qu'il serait possible d'harmoniser l'ensemble des politiques sociales au niveau européen, mais en tout cas corriger les défaillances du marché.
Et c'est encore assez largement le cas aujourd'hui, donc il faut plutôt considérer que l'Europe sociale est un corollaire du marché unique qui peut, dans une certaine mesure, en corriger les impacts négatifs.
Récemment, tu as écrit avec Bastian Ken, de l'Université libre de Bruxelles, un article sur la future commission, et vous notez notamment tous les deux que la future commissaire Roxana Minzatu sera chargée des personnes, des compétences et de l'état de préparation, au lieu de l'emploi et des affaires sociales, comme c'était le cas auparavant. Alors qu'est-ce que cela nous dit des évolutions récentes de l'orientation des politiques européennes, et qu'est-ce que cela peut présager des priorités de la future Commission ?
Ce portefeuille a toujours été décrit comme étant celui de l'emploi et des affaires sociales de manière large, et là le triptyque personnes, compétences, préparation est en fait assez particulier, voire énigmatique. On a tenté une interprétation, d'abord un passage de emploi aux personnes. On voit qu'il y a à la fois un élargissement, mais qu'on ne se centre plus sur la question des travailleurs et du travail.
Donc, les personnes, c'est un terme très abstrait pour décrire les Européens, un petit peu déconnectés des structures sociales et politiques. La question des compétences, skills, en anglais, est vraiment devenue tout à fait centrale dans l'agenda emploi et affaires sociales de l'Union européenne depuis déjà quelques années.
On voit un glissement aussi de l'idée d'éducation vers une idée de formation et de compétences, qui évidemment repose sur des bases philosophiques différentes. On place vraiment les besoins du marché et du marché de l'emploi au centre de la politique sociale.
Quant au troisième terme, la préparation, alors c'est une traduction sans doute imparfaite du terme « preparedness » en anglais, que l'on connaît du domaine militaire ou du domaine de la protection civile. C'est l'idée qu'il faut préparer les sociétés à des chocs, à des crises, à des catastrophes. C'est vraiment le langage de la catastrophe naturelle.
Donc là, je vois aussi un danger, pas seulement de subordonner la politique sociale aux besoins du marché, mais également un danger de faire de la politique sociale une politique de gestion de crise, là où, à mon sens, on fait face à des problèmes qui sont tout à fait structurels et qui nécessitent des politiques structurelles sur le long terme