Tous les mois, Lola Avril, docteure en science politique, discute avec un·e chercheur·se en sciences sociales pour mieux comprendre, à partir de ses travaux, le fonctionnement de la Commission européenne et sa place dans le processus décisionnel européen.
Bonjour et bienvenue dans Parlons Commission, les institutions européennes en question. Je suis Lola Avril et tous les mois, nous discuterons avec des chercheuses et chercheurs en sciences sociales, du fonctionnement de la Commission européenne et de sa place dans le processus décisionnel européen. Dans cet épisode, nous allons étudier une politique européenne spécifique et ses acteurs, la politique européenne de développement. Et pour en parler, j'ai le plaisir de recevoir aujourd'hui Véronique Dimier, professeure de sciences politiques à l'Université libre de Bruxelles.
Véronique, vous avez publié un livre chez Palgrave en 2014, intitulé « The Invention of European Development and Bureaucracy ». D'abord, qu'est-ce que la politique européenne de développement?
Aujourd'hui, le but de la politique européenne de développement est de contribuer au développement durable, à l'éradication de la pauvreté, tout en soutenant la paix et à travers des accords de partenariats internationaux, les valeurs européennes que sont la démocratie et les droits de l'Homme.
Cette politique trouve son origine dans le traité de Rome de 1957, dans une partie concernant l'association de la communauté européenne avec les pays et territoires d’outre-mer, qui, à l’époque, sont principalement des colonies françaises et belges en Afrique subsaharienne. Le but à cette période est d'assurer le bien-être des habitants de ces territoires par des investissements publics, c'est-à-dire des projets de développement, et par des moyens, des instruments comme le Fonds européen de développement, qui est un fonds de 500 millions d'écus à l'époque payé par les États membres et des accords commerciaux.
Quand ces pays devinrent indépendants dans les années 60, cette association a été renégociée entre la communauté européenne et les pays d'Afrique et Malgache associés. C'est la convention de Yaoundé de 1964 qui sera signée pour 5 ans, et qui sera renouvelable. Cet accord est présenté comme un accord entre partenaires souverains.
Quand la Grande-Bretagne rejoint la communauté européenne, ces accords sont étendus aux pays d'Afrique Caraïbes Pacifique, anciennement colonisés, ce que l'on appellera plus tard la Convention de Lomé.
Plus récemment, dans les années 2000, cette convention se transforme en accord de Cotonou, signé pour 20 ans. En novembre 2023, ces accords de Cotonou se sont transformés en accord de Samoa, signé avec 79 pays en développement.
On voit donc que c'est une politique ancienne, qui a pour origine le traité de Rome. Dans vos recherches, vous adoptez une perspective historique, et montrez que cette politique de développement est largement héritière de la politique coloniale française. À quoi décelez-vous cette continuité entre politique française coloniale d'une part, et politique européenne de développement d'autre part ?
À l’époque, le Fonds Européen d'Investissement a été calqué sur les mécanismes du FIDES (Fonds d'Investissement de Développement Économique et Social). Celui-ci a été mis en place par la France en 1946 pour développer son empire africain. C'est un ancien administrateur colonial responsable du FIDES, Jacques Ferrandi, directeur des services économiques au gouvernement général à Dakar dans les années 50, qui va mettre en place ce Fonds Européen de Développement à Bruxelles.
En 1958, Robert Le Maignan, grande figure du patronat français en Afrique, est nommé commissaire en charge du développement à Bruxelles et il demande à Jacques Ferrandi de venir avec lui pour être son chef de cabinet. Plus tard, Ferrandi sera promu directeur du Fonds Européen de Développement, une position qu'il conservera jusqu’à son départ en 1975. Il demandera à l'équipe d'administrateurs coloniaux qui travaillent avec lui à Dakar de venir à Bruxelles dans cette DG8 et les placera à des postes clés qui gèrent le Fonds Européen de Développement.
Vous montrez qu'il y a une continuité de personnel, notamment administratif, quels sont les effets de cette continuité sur la manière dont on pense la politique européenne de développement ?
Fort de son expérience et de ses réseaux en Afrique, Ferrandi va interpréter la mission de développement de la communauté européenne à sa manière, c'est-à-dire d'une manière très coloniale, qu'il a acquise à l'école coloniale où il a été formé.
Cette vision du développement, c'est l'idée qu'il faut développer les pays africains tout en respectant leur culture, leur spécificité, soit une idée totalement contradictoire puisqu’il souhaite à la fois moderniser et maintenir ce qui existe.
Cette idée est également problématique car la plupart de ces pays africains vont évoluer vers des régimes très autoritaires. De fait, développer ces pays tout en respectant ce qui existe, à l’époque, ça veut dire développer ces pays, donc les amener à une certaine modernisation économique tout en respectant leurs régimes, qui sont contraires aux valeurs de l'Union Européenne.
Ferrandi met également en place un système d'attribution des fonds du FED basé sur des liens de clientèle avec les chefs d'État africains. Méthode adaptée, dans ces États où la légitimité, l'autorité des hommes au pouvoir, est basée sur leur capacité à distribuer des prébendes à leurs clients qui vont alors les soutenir au pouvoir.
On comprend que ce système de distribution des aides rend toute conditionnalité politique impossible. En effet, dans ce système, on ne peut pas sanctionner les gens avec qui on a des relations d’interdépendance, même si ils commettent de graves violations de droits de l'homme.
Aujourd’hui, les bénéfices de la politique de développement ne sont plus limités aux anciennes colonies françaises. Est-ce que l’élargissement de cette politique à de nouveaux États correspond aussi à une remise en cause du prisme néocolonial français imprimé aux origines de cette politique ?
On aurait pu penser que le premier élargissement, avec la Grande-Bretagne qui entre dans la communauté européenne, allait remettre en question ces liens de clientèle. En tout cas c'était le but de Cheysson, le nouveau commissaire en charge du développement.
Dans la mesure où la Convention Domaine intégrait les anciennes colonies britanniques, le but était effectivement de remettre en cause la primauté des anciennes colonies françaises dans le système mis en place par Ferrandi.
Ceci dit, je montre dans mon ouvrage, que, malgré la mise en place de nouveaux instruments comme la programmation, l'évaluation, les règles plus claires dans le choix des projets, ce système va perdurer, et ce bien au-delà des années 70 et 80, pour une raison toute simple : Cheysson va élargir ce système aux pays anglophones et aux élites anglophones en Afrique, sans changer le système d'attribution des aides, et sans mettre en place une conditionnalité politique. Il faudra alors attendre 1995, pour que des sanctions sur la conditionnalité politique et le respect des droits d'hommes soient inscrits dans la Convention, et que des mesures de sanction soient mises en place.
Une autre continuité va subsister au niveau des projets qui seront financés. Du temps des colonies, le FIDES finançait principalement des projets concernant l'accroissement de la productivité agricole dans les pays africains, et des projets d’infrastructures visant à transporter le minerai des sites d'exploitation au port, pour qu'ils soient ensuite acheminés vers la métropole. Tous ces projets d'infrastructures vont être repris et financés par le Fonds Européen de Développement, par exemple le chemin de fer Trans-Camerounais.
En quelques mots, comment peut-on aujourd'hui qualifier cette politique de développement ? Quelles sont les principales évolutions qu'on aurait pu constater ces dernières années par exemple ?
Alors ces dernières années, je dirais qu'il y a eu une sorte de mouvement pour dire qu'il faut décoloniser l'aide au développement. Si l’on regarde les discours qui ont été prononcés récemment, par exemple celui du Président du Conseil de l'Union Européenne, Charles Michel, en mars 2022, il faudrait « construire une nouvelle alliance entre l'Europe et l'Afrique, qui demandera des deux côtés un travail encore plus grand pour libérer cette relation des démons du passé ».
Ce qui est intéressant, c'est que même si l’on entend des discours qui visent à décoloniser l'aide au développement, les projets qui sont financés restent relativement les mêmes que ceux qui étaient financés durant les cinquante dernières années. Par exemple, les projets financés dans le cadre du Global Gateway ont été décidés par l'Union Européenne et un certain nombre de pays africains en 2023. Ces projets envisagent des couloirs stratégiques qui permettraient de connecter le port de Lobito en Angola à la province du Katanga en RDC et de Copperbelt en Zambie.
Le but est donc d'améliorer les infrastructures, et de permettre un meilleur accès aux énormes potentiels de la région, d’après le rapport de l'Union Européenne concernant le Global Gateway. Il s'agit bien finalement d'acheminer des minéraux qui sont essentiels désormais pour la transition énergétique du Congo vers la côte, et de la côte vers nos pays européens.
Si l’on ne peut pas parler de colonisation dans ce cas-là, on peut parler toutefois d'un capitalisme à la base de l'expérience coloniale, et même d’une extension coloniale à partir de la fin du XIXe siècle. Un capitalisme qui se poursuit de manière extrêmement violente par une exploitation forcenée de certaines régions.
Quand je parle d'exploitation, c'est celle des hommes et des femmes qui participent de l'extraction de ces minerais, on en voit tous les problèmes à l'heure actuelle dans l'Est du Congo.
L'Union Européenne a un double visage : celui du discours de la décolonisation, et celui de la perpétuation d’un capitalisme sauvage.