Tous les mois, Lola Avril, docteure en science politique, discute avec un·e chercheur·se en sciences sociales pour mieux comprendre, à partir de ses travaux, le fonctionnement de la Commission européenne et sa place dans le processus décisionnel européen.
Aujourd'hui, j'ai le plaisir de recevoir Pierre Alayrac, maître de conférence à l'Université Paris VIII, pour évoquer ce travail plus technique de la Commission européenne.
Dans ton travail de thèse, tu reviens sur la socio-histoire de l'autorité des économistes de la Commission européenne. Tu t'intéresses aux fonctionnaires de la Commission, soit son pan administratif. Quel est le rôle de ces fonctionnaires ?
Formellement, le rôle de ces fonctionnaires, c'est de répondre aux sollicitations du personnel politique dont Frédéric a parlé dans le dernier épisode, qu'il les assiste dans la fabrique, la mise en forme et l'application des politiques publiques européennes.
Qu'est-ce que ça recouvre ? Toute une série de travaux de recherche pour essayer d'évaluer quels sont les obstacles à une politique que l’on voudrait mettre en œuvre, et surtout documenter et légitimer son intérêt. Concrètement, cela passe par la rédaction de deux documents, des analyses d'impact, et puis la proposition de politique publique formellement, et ensuite, ça passe par toute une série d'échanges, qu'on appelle les échanges au niveau technique, entre des membres du Parlement européen, des membres du Conseil européen, et leurs assistants respectifs pour préparer des discussions politiques.
Si on regarde ce schéma-là, ils sont là pour assister essentiellement le personnel politique, mais en réalité, quand on regarde concrètement comment se produit leur travail, comment ils sont sollicités, ils sont bien souvent convoqués pour donner des idées au cabinet ou au commissaire sur quelles politiques mettre en œuvre, et leur travail technique, quand on leur demande quelque chose, va délimiter l'espace des possibles et des pensables politiques.
Traditionnellement, l'Union européenne est décrite comme une construction juridique, où le droit a une place clé, et les capitaux juridiques, les formations juridiques sont importantes.Pourquoi avoir choisi d’étudier plus particulièrement les économistes ?
D'abord, dans la réalité, ces grandes catégories du juridique et de l’économique sont articulées plus qu'elles ne s'opposent. Pour prendre un exemple que tu connais bien, dans le droit de la concurrence, créé dans les années 50-60, ce sont essentiellement les débats juridiques qui ont été étudiés dans la littérature, mais ce qu'il faut voir c'est que souvent, la philosophie qui a conduit à la mise en place de ce droit de la concurrence s'appuie sur des propriétés de la concurrence que l'on tire des savoirs économiques.
Ensuite, pourquoi j'ai choisi en particulier les économistes : c'était une interrogation contemporaine. Je pense que l'on commence tous avec des préoccupations politiques qu'il faut après mettre à distance dans nos travaux, mais dans mon cas, je fais partie d'une génération qui a été marquée par l'épisode de la cure d'austérité en Grèce, au début des années 2010, et pour le dire de façon un peu brutale, je me suis demandé comment on pouvait en venir à penser que c'était une bonne idée d'imposer une cure d'austérité pareille à un pays.
Mes premières explorations m'ont permis de comprendre que les économistes étaient bien plus que là où on les attendait, c'est-à-dire que quand on pense aux économistes, on pense aux questions monétaires, aux questions macroéconomiques, plus largement, et en réalité, les économistes ont été déterminants dans plein de domaines de politique publique : la concurrence, la politique industrielle, mais aussi des politiques comme la politique environnementale, qui paraissent être un tout petit peu moins leur chasse gardée.
Et c'est l'un des lieux communs d'ailleurs de notre vision de l'intégration européenne qu'il y aurait désormais plus d'économistes, alors que dans ta recherche, en faisant cette étude sur le long terme, tu montres qu'en fait, il y en a peut-être eu dès le départ.
Ce qui est sûr, c'est qu'il y a eu des économistes dès les débuts de l'intégration européenne, sauf que ce n’était pas forcément les mêmes profils qu'aujourd'hui. Ce que l'on appelle économiste dans les années 50, est tributaire de ce que produit le champ universitaire à l'époque, c'est-à-dire des gens qui ont essentiellement des thèses en droit, mais en droit économique, ou spécialistes des affaires économiques.
Les économistes universitaires de l'époque étaient plutôt réticents à la construction européenne, ou disons sceptiques en tout cas, parce qu'ils étaient très marqués par une nostalgie d'un ordre mondial intégré, tel qu'il a pu exister dans l'entre-deux-guerres et surtout avant la première guerre mondiale.
Et progressivement, disons à partir des années 70-80, pour tout un tas de raisons, la Commission arrive à les attirer, il y a des efforts internes très importants pour créer des postes attirants pour des jeunes docteurs en économie, et ça se ressent rapidement dans les recrutements dans les années 80, et puis surtout à partir des années 90, qui est le moment pivot dans lequel les économistes commencent à prendre une importance vraiment cruciale dans la fabrique des politiques publiques européennes.
Tu parles de l'économie qui devient ce savoir central de gouvernement, et même tu envisages les économistes comme une noblesse d'Europe, est-ce que tu peux nous expliquer un petit peu ce que tu entends par là ?
Sur les savoirs de gouvernement, l'idée est assez simple, c'est-à-dire que quand on produit de l'action publique, on produit des politiques publiques, on n'a pas du tout la même temporalité que l'on pourrait avoir dans le monde de la recherche, on doit produire des textes et des propositions souvent rapidement, à l'échelle de quelques mois, ce qui fait qu'on ne peut pas avoir le type d'administration de la preuve, de rigueur scientifique que l'on pourrait avoir dans le domaine universitaire.
Ça ne veut pas dire qu'on fait mal notre recherche, ça veut juste dire qu'il faut trouver des moyens d'accélérer, de trouver des indicateurs peut-être un peu moins précis, mais qui doivent permettre de faire tout un travail d'évaluation de ce que serait l'impact d'une politique publique. Bref, on a besoin de créer des savoirs qui ne sont pas des savoirs universitaires, mais des savoirs de gouvernement, des savoirs qui sont utiles et facilement actionnables.
Pour en venir à la noblesse d'Europe, c'est un titre que j'ai choisi pour ma thèse en clin d'œil d'abord au travail de Pierre Bourdieu sur la noblesse d'État, et ensuite parce que la noblesse d'Europe a une consonance avec la noblesse de robe, et que les économistes, quand on regarde l'espace des professionnels qui sont mobilisés dans les institutions européennes, se distinguent comme le groupe professionnel le plus qualifié. En plus de cette caractéristique-là, ce qui m'a fait qualifier ce groupe de noblesse d'Europe, c'est que c'est un groupe qui s'est reproduit dans plein de positions de pouvoir depuis les années 80 et 90 au sein de la Commission.
Depuis les années 90-2000, on a plein de positions de chiefs économistes qui sont apparues, et pour le dire de façon plus générale, il y a un développement de plein de positions de pouvoir depuis lesquelles les économistes pouvaient juger le travail de leurs pairs, pouvaient juger la qualité du travail qui était fourni par des juristes, par des ingénieurs, etc.
C'est aussi quelque chose qui m’intéresse de savoir comment ce groupe professionnel est devenu à ce moment-là un groupe courtisé, qu'on cherche à avoir un peu dans toutes les directions générales. Quand on lit les archives, quand on fait des entretiens avec des fonctionnaires de l'époque, on se rend compte qu'ils ont voulu avoir leur unité d'analyse économique pour pouvoir peser et dialoguer avec les autres directions générales.
En quelque sorte, ce savoir de gouvernement qu'est l'économie, devient essentiel pour légitimer l'action de la Commission.
Exactement. C'est un savoir essentiel dans les luttes internes à la Commission pour peser sur l'agenda politique et ça pèse évidemment pour les luttes inter-institutionnelles ou pour peser vis-à-vis d'autres partenaires, notamment le Conseil et le Parlement, leur expliquer quel est le bien-fondé d'une action qui est envisagée par la Commission. On a besoin de l'argumenter de plus en plus en termes économiques à partir des années 90-2000.
Dans le dernier épisode, Frédéric Mérand nous disait que la future Commission semblait aller dans le sens d'un recentrement sur l'économie et je crois que tu as justement participé à un débat récemment organisé par le GIS Eurolab sur un rapport qui a beaucoup fait parler et que Frédéric avait également mentionné, le rapport Draghi. Qu'est-ce que c'est que ce rapport et qu'est-ce qu'il nous dit de la place des économistes et de ce savoir de gouvernement que ces économistes portent aujourd'hui ?
Alors, le rapport Draghi, oui, ça a été un rapport qui a été célébré en grande pompe début septembre et c'est d'abord un rapport qui s'inscrit dans une longue tradition des rapports à la Commission européenne qu'on va commander à des économistes. C'est quelque chose qui a eu lieu depuis les années 70, le rapport Draghi s'inscrit complètement dans cette tradition-là. Bien souvent, et c'est le cas pour le rapport Draghi, cela vient légitimer des orientations déjà en cours à la Commission européenne.
L'idée c'est de faire un état des lieux de la situation économique, de proposer un diagnostic et d'essayer de suggérer des solutions. Est-ce que les problèmes posés par Draghi sont nouveaux ? La réponse est non. Quand on regarde du côté des solutions, pareil, pas grand-chose de nouveau. Ce qui est intéressant à regarder quand on est politiste, c'est aussi quel est le genre d'économie politique que porte un tel rapport.
Et quand on regarde les recommandations qui sont faites sur les réglementations européennes, quand on regarde la façon dont l'environnement est traité, c'est-à-dire principalement comme un flux d'énergie et pas comme quelque chose qui pourrait subir des pollutions, quelque chose qui pourrait subir des limites en termes d'exploitation, si ce n'est pour les dépendances à certaines ressources, on voit qu'il y a une approche très particulière du monde non seulement économique, social et matériel.
C'est à la fois en fait une mise en scène théâtralisée des solutions qui existent déjà, si je comprends bien, et en même temps la mise en forme d'une vision du monde.
Exactement. Souvent les deux sont cohérents, on ne va pas chercher n'importe qui pour écrire ces rapports. Pour continuer sur ce qu'a dit Frédéric la dernière fois, quand on regarde les portefeuilles de la Commission européenne, celui des affaires sociales a quasiment disparu, la question du sexe-ratio au sein de la Commission a complètement disparu comme priorité pour Van der Leyen, donc on sent qu'elle a dû manœuvrer avec toute une partie de sa droite et de l'extrême droite européenne pour trouver des compromis susceptibles de faire valider l'équipe qu'elle a proposée.
Et ça se retrouve dans un certain nombre de préconisations, c'est-à-dire que là où le Green Deal pouvait sembler assez ambitieux en termes de politique environnementale, ce qu'on a dans le rapport Draghi, pour nous annoncer un peu la couleur de la prochaine politique de la Commission, c'est une portion vraiment frustre de ce qu'on pouvait espérer. Ce qui est intéressant, c'est de faire ressortir cette vision du monde qui est sous-jacente : une forme de néolibéralisme dans sa veine européenne, une veine spécifique.