Le bloc-notes d’Albrecht Sonntag

Vous prendrez bien un verre à moitié plein ? - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag

Vous prendrez bien un verre à moitié plein ? - Le bloc-notes d'Albrecht Sonntag

C’est la reprise du « bloc-notes européen » d’Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management, à Angers.

Si je m’abuse, c’est votre cinquième rentrée en tant qu’éditorialiste sur notre antenne. Avec quel sujet allez-vous entamer cette nouvelle saison – une analyse des élections allemandes ?

Même pas ! Laissons l’Allemagne de côté pour l’ouverture de saison, nous y avons consacré suffisamment de place la semaine dernière. D’une manière ou d’une autre, on aura forcément l’occasion d’y revenir, tellement elle occupe une place centrale en Europe dans tous les sens du terme. 

Non, aujourd’hui, je vous propose de prendre un verre.

C’est très sympathique ; ce n’est pas de refus ; mais est-ce bien sérieux ?

J’aurais dû préciser : « un verre à moitié plein » ! Car comme beaucoup de citoyens convaincus de la nécessité et du bien-fondé de l’idée même d’intégration européenne, vous avez tendance à voir le verre à moitié vide. Frustrée par la lenteur du processus, par les innombrables freinages de toute sorte, par la mauvaise foi de certains leaders politiques, par l’indécrottable réflexe nationaliste. Par l’abîme que vous percevez entre ce qui serait souhaitable, et ce qui est faisable.

Ce n’est pas faux. Je reconnais que je me reconnais un peu dans votre description.

Vous êtes loin d’être seule. Il y a trois semaines, j’ai assisté à un symposium de haut niveau, composé d’une brillante analyste d’un think-tank international renommé, de deux universitaires réputées, britannique et irlandaise respectivement, d’une consultante bruxelloise de tout premier plan, et d’un activiste pro-européen issu de la société civile. 

C’étaient là des speakers intelligents, dotés de connaissances profondes et détaillées, dépourvus de toute intention polémiste. Résultat : deux heures d’échanges passionnés qui se résument en trois mots : « tout va mal ». 

Ce fut une litanie de frustrations, de regrets, de prémonitions. 

L’Europe n’est pas capable de formuler une réponse adéquate à la débâcle de l’Afghanistan ni à celle des fameux sous-marins australiens. D’élaborer une stratégie commune. De se mettre à définir une politique de la défense et de la sécurité enfin digne de ce nom. 

Au contraire. Je cite : « la dystopie migratoire du XXIème siècle domine le débat ». 

Et encore – et là, je vous laisse imaginer un « pffff » dépité – l’Afghanistan n’est même pas le défi le plus urgent auquel l’Europe est confrontée. Il y en a tant d’autres – le climat, le digital, et la connexion entre institutions et citoyens.

Enfin, le constat, je cite « inquiet et déprimé » que nous « sommes en train de reculer sur les valeurs européennes. » Non seulement dans certains pays où l’état de droit est en régression. Mais partout, la diversité, l’inclusion, l’anti-discrimination laissent à désirer. 

Sans oublier le regret – qu’on peut toujours placer, qui fait toujours effet – que les relations franco-allemandes ne sont plus ce qu’elles étaient et semblent et de toute façon tellement insuffisantes pour faire bouger les choses dans la bonne direction !

Il me semble que vous caricaturez un peu, mais c’est effectivement un sombre tableau.

C’est toujours pareil : les gens les plus érudits se font avoir dans leur jugement des progrès que fait l’intégration européenne. Ils appliquent des critères et des échelles issus de l’étude de l’histoire des Etats-nations. Ils enseignent à leurs étudiants et à leurs lecteurs qu’il ne faut surtout pas confondre l’Union européenne avec un Etat fédéral, et que c’est beaucoup plus compliqué que cela, pour ensuite se lamenter publiquement qu’elle ne soit à la hauteur d’un Etat-nation consolidé, unifié, homogénéisé à travers des siècles entiers (et par des méthodes pas toujours recommandables, soit dit en passant). 

En fait, ils sont déprimés parce que cette élève de l’école primaire, visiblement douée et plein de potentiel, a encore raté le concours de l’ENA !

Une allégorie un peu osée !

Un peu exagérée peut-être, je vous l’accorde.

Mais sérieusement, voir le verre européen à moitié vide tout le temps, c’est peut-être réaliste, mais c’est surtout une erreur de catégorie. 

L’intégration européenne, précisément parce qu’elle est l’un des projets politiques les plus ambitieux jamais conçus, ne sera jamais à la hauteur des attentes qu’elle suscite. Elle est condamnée à décevoir.

Et pourtant, qui aurait osé prédire, au début de la pandémie, que la laborieuse campagne de vaccination s’avèrerait finalement plutôt réussie, que la solidarité dans l’achat et la distribution des vaccins parmi les 27 tiendrait étonnamment bien, et que le miracle d’un revirement allemand au sujet d’un endettement commun se produirait réellement ? Sans parler de la résilience et réactivité dont a fait preuve la nouvelle Commission, confrontée à une pandémie après à peine quelques mois en place.

En vérité, le verre auquel je vous invite est à moitié plein. J’irais même jusqu’à dire que rarement, au cours de ces dernières décennies, il a été autant à moitié plein qu’aujourd’hui.

Votre image est un peu bancale, mais le message est passé !

Laurence Aubron - Albrecht Sonntag

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