Chaque semaine sur euradio, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
Aujourd’hui, vous nous
parlez de la fête nationale allemande. Mais si ma mémoire est
bonne, c’est en octobre, pour célébrer la réunification de 1990,
non ?
Votre mémoire est bonne, mais trop courte. Le 3 octobre a été déclaré « Journée de l’unité allemande », une fois que celle-ci était devenue réalité en 1990.
Mais pendant de longues décennies, l’Allemagne de l’Ouest avait fixé une autre date de commémoration nationale. C’était le 17 juin, et ce n’était pas pour rappeler la naissance de la République fédérale en 1949, mais pour se souvenir d’un événement plus tragique survenu en 1953, il y a 70 ans cette semaine. Ce n’était d’ailleurs pas une fête, pas du tout même, car il n’y avait rien à célébrer. Plutôt un genre de minute de silence étalée sur toute la journée. Elle était déjà nommée « Journée de l’unité allemande », mais elle faisait référence à une unité perdue et de plus en plus hors atteinte chaque année.
Pas de feu d’artifice, donc, ni bal populaire. Mais rafraîchissez-nous un peu la mémoire : que s’était-il passé le 17 juin 1953 ?
Eh bien, il s’est passé la même chose qu’en Bélarus ou en Iran aujourd’hui, la même chose qu’à Budapest en 1956, à Prague en 1968, à Beijing en 1989, ou encore en Syrie depuis plus d’une décennie : un soulèvement massif qui implique de larges parts de la population, mais qui est sévèrement réprimé et n’aboutit pas à faire tomber le régime dictatorial en place.
L’insurrection du 17 juin 1953 était nourrie par un « ras-le-bol » multiple. Elle partait d’une grève des ouvriers du bâtiment, qui protestaient contre des quotas de production intenables. Elle fut rapidement rejointe par des étudiant·es et par des travailleur·ses d’autres secteurs, en colère contre des politiques oppressives. Ce mouvement spontané fut finalement étouffé par les forces soviétiques, au prix de plusieurs dizaines de morts et de milliers d’incarcérations.
Encore une de vos dates historiques qui fait étrangement écho à l’actualité d’aujourd’hui. Il y a quelques semaines, vous nous parliez de l’année 1923, mais en fait, tout le XXe siècle est parsemé de tels parallèles !
C’est vrai. En voilà une autre : on est toujours à Berlin, toujours au mois de juin, mais 10 ans plus tard. La République fédérale est devenue de plus en plus prospère, elle a entamé un processus étonnant de réconciliation avec la France, et elle s’est arrimée irrévocablement à l’Ouest en signant les Traités de Rome et en rejoignant l’OTAN. Elle a même gagné la Coupe du monde de football !
En Allemagne de l’Est, l’exode de milliers de citoyen·nes désabusé·es a poussé le gouvernement jusqu’à ériger un mur à Berlin en 1961 et une frontière ultra-sécurisée à travers le pays entier. La Guerre froide bat son plein, lors de la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, on a frôlé le conflit nucléaire. À Berlin, ville administrée à l’époque par un certain Willy Brandt, on redoute une tentative soviétique d’incorporer cette petite enclave du monde libre par la force. Et on sait qu’on n’arrivera pas tout seul à la défendre.
C’est là que le Président John F. Kennedy s’y déplace. Devant la mairie du quartier de Schöneberg, il prononce un discours à moitié improvisé qui n’est rien d’autre qu’une proclamation officielle de soutien sans faille pour cette ville désormais emblématique d’un monde coupé en deux.
Ce qu’on a retenu, c’est surtout la phrase finale qui rappelle que « Tous les hommes libres, où qu’ils vivent, sont des citoyens de Berlin. Et c’est pour cela, en tant qu’homme libre, je suis fier de prononcer les mots ‘Ich bin ein Berliner.’ » [ à 2:48 dans cette vidéo]
Toute ressemblance avec la situation de 2023 est tout sauf fortuite. Il suffit de se déplacer un petit millier de kilomètres à l’est de Berlin-Schöneberg, devant la mairie de Kiev.
Et ce que nos chefs de gouvernements disent n’est en fait rien d’autre que « Ich bin ein Ukrainer. »
Encore heureux qu’ils ont compris que l’époque est aussi grave et que ce qui se joue en Ukraine n’est pas un conflit territorial tristement banal, mais bien un moment de bascule pour la liberté et la démocratie en Europe. Il était sans doute plus facile à l’époque de protéger le petit îlot berlinois qu’il ne l’est aujourd’hui de défendre le droit à l’auto-détermination d’un vaste Etat aux confins du continent, mais le combat, et l’obligation morale qui le sous-tend, se ressemblent drôlement.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.