Le bloc-notes d’Albrecht Sonntag

Quelque chose en nous de Huckleberry

Quelque chose en nous de Huckleberry

Chaque semaine sur euradio, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.

Aujourd’hui, vous voulez croire qu’on a tous quelque chose en nous de Huckleberry. Je crains que cette annonce demande un minimum d’explication.

En fait, j’étais parti pour faire une chronique plutôt déprimante sur la question de l’asile et de la protection des réfugié·es, basée sur une extrapolation de plusieurs tendances lourdes et convergentes en Europe.

J'allais vous parler de la triste surenchère nationaliste lors de la campagne électorale turque débouchant sur une haine ouverte envers les réfugié·es syrien·nes.

J'allais évoquer la stratégie « zéro réfugiés » mise en œuvre par le gouvernement danois, devenu un modèle devant lequel s’extasie une bonne partie de la classe politique française.

J'allais déplorer la criminalisation des réfugiés – et des ONG qui viennent à leur secours ! – dans l’Italie de Giorgia Melonie, le refoulement pratiqué en Grèce, ou la montée en force des mouvements xénophobes dans des pays qu'on en croyait épargnés, comme l’Espagne.

Et j'allais me demander vers quoi cela nous mènerait : Vers la sortie de la convention de Genève ? Vers l’abolition du droit d’asile tout court ? Vers des frontières barricadées par des murs, gardées par des soldats prêts à tirer à balles réelles ?

Bref, vous alliez nous mettre le moral à zéro.

Exact. Mais je me suis avisé.

Et qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?

Une interview avec Gary Lineker sur laquelle je suis tombé dans le Guardian. L’ancien footballeur anglais reconverti en présentateur télé y revient sur l’épisode – qu’il qualifie de « surréaliste » – du mois de mars, quand son tweet sur la politique migratoire du gouvernement britannique – et surtout sur le langage que celui-ci utilise – a déclenché un séisme médiatique. Je vous en avais parlé à l’antenne à l’époque.

Oui, je me souviens très bien ! Et qu’a-t-il bien pu dire, Monsieur Lineker, pour chasser votre spleen initial ?

Eh bien, quitte à se faire taxer de bisounours naïf, il a revendiqué « juste un peu de compassion » avec les réfugié·es. Un discours désarmant, empreint d’une humanité tellement évidente, et si loin de l’hostilité agressive qui s’est emparé de notre continent.

La compassion, soyons précis, ce n’est ni « la pitié », souvent éphémère et soucieuse de garder ses distances, ni « l’empathie », qui comprend les sentiments des autres, sans pour autant passer à l'action. 

La compassion est un devoir moral de venir en aide à une personne en détresse, en reconnaissance de la vulnérabilité fondamentale propre à la condition humaine.

De nos jours, sur le marché du débat politique, c’est une émotion en rupture de stocks, mais heureusement, il y en a parmi nous qui ont fait des réserves.

Et vous savez quoi ? La simplicité tranquille de cet ancien footballeur m’a fait penser à une lecture qu’on m’avait imposée quand j’étais en deuxième année à la fac – ça date, vous vous en doutez – et qui, contre toute attente, m’avait vraiment bouleversé. C’était Huckleberry Finn, de Mark Twain.

Ah, oui, les aventures de Huckleberry Finn ! Mais c’est un livre pour enfants !

Eh bien, détrompez-vous ! Je croyais aussi le connaître pour avoir lu, à l’âge de dix ans, une de ces innombrables versions édulcorées qui se focalisent sur l’humour rocambolesque de l’intrigue. Mais le texte original de ce roman est autrement plus long, dense et complexe que ce qu’on croit. Et profond, justement sur la question de la compassion humaine.

Huckleberry Finn est un personnage dépourvu d’éducation scolaire. Ses moyens d’expression sont rudimentaires (et son langage truffé d’erreurs grammaticales), peu propices à la réflexion philosophique. Mais il sent que quelque chose cloche avec le discours hégémonique en cours et les normes en vigueur qui déshumanisent certaines catégories de personnes comme Jim, son compagnon de voyage.

Il vit mal cette dissonance douloureuse entre les injonctions de la société et sa boussole morale d’être humain qui lui dit que Jim mérite sa compassion. Mais quand il est au point de céder à la pression et de trahir son ami parce que c’est l’ordre des choses, il finit par se raviser et il déchire sa lettre de dénonciation en acceptant d’en payer le prix : « Si c’est ainsi, eh bien, j’irai en enfer ! »

Comme quoi, des livres pour enfants peuvent valoir qu’on s’y penche dessus une deuxième fois.

C’est qu’il y a des vérités très simples qui méritent d’être redécouvertes sous le brouhaha étourdissant d’un discours qui se proclame « réaliste », mais qui est avant tout opportuniste, égoïste, et cynique.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.