Chaque semaine sur euradio, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
Aujourd’hui, vous vous mettez à la place de l’historien qui évalue en rétrospective ce qui s’est passé au cours de l’année 23. On vous écoute.
L’année 23, c’est l’année où quelque chose a basculé.
C’est peut-être l’année où la confiance en la démocratie libérale s’est effritée au point de passer un point de non-retour.
La République, et sa constitution, n’étaient plus perçues comme étant en mesure de trouver et de mettre en place des solutions pour les problèmes ressentis comme oppressants par un grand nombre de citoyen·nes.
Les élu·es eux-mêmes, piliers de la démocratie représentative, mais de plus en plus conspués, se virent menacés, d’abord verbalement, puis de plus en plus souvent, dans leur intégrité physique.
Le nationalisme, susceptible et vindicatif, et le repli sur soi, défensif et venimeux, avaient le vent en poupe, pas seulement dans le pays, mais tout autour.
Sur le plan économique, l’inflation soutenue instillait une angoisse sourde, existentielle, confirmant jour après jour que le système était générateur d’injustice, fait pour quelques privilégiés, mais incapable de répondre aux besoins élémentaires des gens ordinaires.
À la fin, il était peu surprenant que la violence commence à gangrener la société, l’espace public, la rue. L’État semblait impuissant, pire : la police elle-même commettait des actes de violence arbitraire.
Le sentiment général était celui d’une civilisation en décomposition.
Sans vouloir vous vexer, vous n’en faites pas un peu trop, là ? La représentation que vous donnez de l’année en cours et de notre pays me paraît pour le moins dystopique, si ce n’est apocalyptique !
Qui vous parle de l’année en cours ? Ce que je viens de dire résume de manière tout à fait adéquate l’année 1923 en Allemagne. J’ai appuyé un peu, mais rien n’est vraiment absurde ou inventé dans mon bref état des lieux de la jeune République de Weimar, fondée quatre années auparavant, une démocratie libérale qui méritait tellement mieux que ce qui lui arrivait.
Ah, d’accord ! Vous nous avez tendu un petit piège.
Effectivement, petit piège anachronique. Ceci dit, ce n’est pas seulement pour le plaisir de vous faire marcher, mais plutôt pour insister sur les parallèles stupéfiants entre hier et aujourd’hui.
Bien sûr, 1923 et 2023 ne sont pas vraiment comparables, ni en Allemagne ni en France.
Pour commencer, l’inflation galopante de 1923 n’a de toute évidence rien en commun avec celle que nous connaissons actuellement et qui se déroule sur fond d’État providence doté d’un système de protection sociale développé et plutôt solide.
Puis, je ne crains pas que l’Allemagne se retrouve prochainement en défaut de paiement et que les troupes françaises occupent la Ruhr, comme c’était le cas à l’époque.
Et je n’anticipe pas non plus une tentative de putsch de l’extrême droite en novembre, comme cela s’est passé en 1923.
N’empêche que cet écho lointain nous interpelle.
Pour preuve, l’année 1923 est devenue un véritable phénomène de librairie en Allemagne, avec plusieurs ouvrages historiques, qui adoptent une grande variété d’approches et qui connaissent un beau succès éditorial.
Et les auteurs, font-ils des parallèles avec aujourd’hui ?
La tentation est bien trop grande pour ne pas en faire ! Et c’est souvent pertinent, notamment quand ils analysent la polarisation abyssale de la société sur laquelle débouche cette année de crise, quand ils redessinent l’hystérie qui s’empare du débat politique, sous-tendue par de puissantes théories du complot, et les intimidations et violences de la part des groupes les plus radicalisés. Le tout aboutissant à un affaiblissement de l’Etat et une perte de légitimité du régime républicain et démocratique.
Résumé ainsi, il faut reconnaître que la comparaison n’est pas sans justification.
Justement. L’une des formules qui m’a vraiment frappée est celle qui conclut le livre « Hors contrôle » écrit par l’historien Peter Longerich. À la fin de cette année de crise, quand la démocratie sauve sa tête de justesse et que les choses commencent à se calmer un peu en surface, il rappelle que sous le soulagement général, toutes les causes profondes des tumultes de l’année 23 restent parfaitement inchangées. Son diagnostic : rien qu’une « illusion de stabilité ». Cette expression-là, même à la distance rassurante d’un siècle entier, elle m’a fait froid dans le dos.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.