Chaque semaine sur euradio, Albrecht Sonntag, professeur à l’ESSCA Ecole de Management à Angers, nous ouvre son bloc-notes pour partager ses idées sur les questions d’actualité, en Europe et au-delà.
Une année après les élections législatives en France, vous n’êtes pas franchement optimiste pour le fonctionnement de la démocratie.
C’est un bon moment pour prendre un peu de hauteur, au-dessus du brouhaha incessant et assourdissant qui a caractérisé cette année en France, avec sa constellation inédite dans l’Assemblée Nationale, des polémiques sans interruption et des comportements discutables de tous les côtés.
En quittant le prisme français, quel bilan peut-on tirer d’une année durant laquelle les démocraties libérales sont amenés à défendre leurs valeurs dans une guerre par procuration à l’extérieur, alors qu’elles affrontent toutes, quasiment sans exception, des difficultés existentielles à l’intérieur ? Polarisation exacerbée et durcissement des clivages idéologiques, hégémonie discursive des extrêmes, désinformation galopante encore multipliée par l’intelligence artificielle, désenchantement profond du régime représentatif.
Cela fait plusieurs années qu’on parle du déclin ou de la régression de la démocratie. Est-elle vraiment menacée dans son existence même ?
Elle est fragile par nature, puisque sa stabilité dépend du respect d’un grand nombre de normes informelles, d’un minimum d’auto-régulation des acteurs politiques.
Mais cette fragilité est peut-être en train d’atteindre un degré plus prononcé.
Le nombre de publications, notamment depuis 2016, consacrées à la manière dont se délite la démocratie libérale, est un signal révélateur. Aucun des auteur·es sérieux·ses sur le sujet ne prédit une mort soudaine, tous renvoient à un effritement progressif qui se termine généralement par l’abandon à un·e chef·fe autoritaire qui maintient un semblant de démocratie plébiscitaire tout en déblayant les débris restants des ruines du pluralisme.
Ce qui est particulièrement intéressant dans ces travaux, c’est le rôle des partis politiques, indispensables pour la survie du régime démocratique.
Indispensables ? C’est pourtant eux qui concentrent toutes les critiques ! Les enquêtes comme le baromètre de la confiance le montrent bien : les partis politiques ont une image exécrable.
Eh oui, ils sont des « punching balls » faciles ! Et pourtant, on a besoin d’eux, surtout en temps de crise, dans un climat de nervosité généralisée. Ne nous en déplaise, des partis politiques forts, consolidés, répartis à travers le spectre politique, sont la meilleure garantie pour la survie de la démocratie. C’est bien aux partis qu’incombe la tâche de civiliser le conflit politique par les procédures et par le compromis, et c’est bien eux qui sont en mesure d’intégrer des groupes d’intérêts divers dans un programme.
Certain·es chercheur·ses, comme l’Américain Daniel Ziblat ou l’Allemand Thomas Weber mettent tout particulièrement en avant l’importance des partis conservateurs. Ces partis de la droite modérée – peu importe qu’on les appelle « Chrétiens-Démocrates », « Gaullistes », ou « Républicains » – fermement enracinés et bien structurés, empêchent deux développements dangereux de se produire : d’un côté, ils font en sorte que des mouvements extrêmes et autoritaires ne puissent s’élargir vers le centre du paysage politique. Et de l’autre côté, ils canalisent et modèrent les courants les plus radicaux à leur base.
Mais si la survie de la démocratie dépend des partis conservateurs traditionnels, elle est, sans mauvais jeu de mots, « mal partie » !
Exact. L’affaiblissement éclatant de ces partis, non seulement dans les urnes, mais surtout sur le plan moral et intellectuel, finit généralement soit par un genre d’alliance forcée avec une extrême-droite qui se nourrit justement de la méfiance envers les partis traditionnels – les exemples abondent désormais, de l’Italie à la Suède – soit par une radicalisation idéologique du parti conservateur lui-même jusqu’au point où il devient impossible à dire ce qui le distingue encore d’une extrême droite autoritaire, ultra-nationaliste, et xénophobe, à part le fait d’avoir longtemps fait partie du « système » honni. Aux États-Unis, c’est quasiment fait, au Royaume-Uni, on y prend le chemin.
Y a-t-il des contre-exemples qui donnent un peu d’espoir ?
Certaines démocraties sont sans doute dotées d’une résilience plus grande à ces évolutions. Les Pays-Bas, par exemple, dont le Parlement fragmenté reste une redoutable machine à compromis.
Un vrai test grandeur nature nous attend l’année prochaine, avec les élections européennes. Le comportement post-électoral de la droite modérée du Groupe du Parti Populaire Européen (PPE) ainsi que des libéraux de RENEW, face aux groupes europhobes de l’extrême-droite sera révélateur au plus haut point de leur capacité de résilience dans un contexte de crise.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.