"La France et la sécurité européenne" est une série de podcasts proposée par euradio pour éclairer le rôle central joué par la France dans la construction et l'évolution de la défense européenne, en analysant ses choix stratégiques, ses succès et ses échecs.
C’est juste après la seconde guerre mondiale que naissent les premiers projets d’Europe de la défense. Dans quel contexte exactement ?
Dans un premier temps, il s’agit moins d’unir les Européens par la défense que d’assurer la défense de l’Europe.
Après la seconde guerre mondiale, les données du problème sont peu ou prou les suivantes : les pays européens ont peu de moyens à consacrer à leur défense. Et ce peu de moyens, ils doivent le diviser entre deux missions : les guerres coloniales, qui éclatent rapidement (en Indochine puis en Algérie pour la France, en Palestine pour la Grande-Bretagne, par exemple) ; et la défense de leurs territoires face à l’émergence de la menace soviétique. Il faut vraiment comprendre qu’à l’époque, on ne se demande pas si la guerre va éclater, mais quand elle va éclater. Or, face à cette perspective, il y a deux possibilités : les Européens peuvent s’entendre entre eux pour mettre leurs moyens en commun, ou demander de l’aide aux États-Unis.
Et en guise de choix, ils vont faire les deux ?
Absolument. Et ce, dès le traité de Bruxelles, signé le 17 mars 1948 par 5 pays européens : la France, le Royaume-Uni et les trois du Benelux. Ce traité, qui donne naissance à l’Union occidentale, a été trop souvent négligé. Il mérite qu’on s’y attarde un peu. D’abord, car c’est, pendant 2 ans, le seul traité européen : il précède la CECA. C’est donc bien par la défense, et non comme on le dit trop souvent, par le charbon et l’acier, que l’Europe commence à s’institutionnaliser.
Ensuite, ce traité demeure jusqu’à ce jour l’expérience la plus poussée ayant été tentée en matière d’Europe de la défense : un Etat-major européen intégré, installé à Fontainebleau, où se côtoient – je n’ose dire travaillent ensemble, tant les deux hommes se détestent – Montgomery et de Lattre, pour préparer la défense de l’Europe occidentale face à … et c’est là que le détail est important … face à l’Allemagne. Évidemment, c’est bien contre l’URSS que se met en place le traité de Bruxelles, mais on n’ose pas le dire : essentiellement pour ne pas fâcher les Soviétiques, et ne pas provoquer une initiative de leur part face à laquelle on n’aurait pas les moyens de se défendre. Car dans tous les plans de bataille étudiés au sein de l’Union occidentale, la conclusion est pessimiste. Même en mettant tous leurs moyens en commun, les Cinq ne peuvent pas rivaliser avec l’Armée rouge sans l’aide américaine.
Ce traité est donc un constat d’échec ?
Ce n’est pas ainsi qu’il est perçu à l’époque. D’abord, car il a une finalité réellement européiste, et il contient des dispositions économiques et sociales qu’il ne faut pas négliger, en plus des dispositions militaires. Ensuite, parce que ce traité est aussi une invitation lancée aux Américains pour s’investir dans la défense de l’Europe. En 1948, l’obstacle majeur à la participation des États-Unis est juridique : toute alliance permanente dès le temps de paix est inconstitutionnelle, en ce qu’elle peut provoquer l’entrée en guerre des États-Unis sans un vote préalable du Congrès. Et en ce sens, le traité de Bruxelles est une réussite, car il est suivi aux États-Unis du vote de la résolution Vandenberg, le 11 juin 1948, qui permet d’envisager une alliance atlantique.
Et c’est le début des malentendus entre Europe de la défense et Alliance atlantique…
Oui. Ce malentendu, il oppose aussi et peut-être surtout les partenaires européens entre eux. Car lors de la négociation du traité de Bruxelles, les représentants du Benelux pensent négocier le début de la construction européenne, alors que, dans l’esprit des Français et des Britanniques, c’est le début d’une alliance transatlantique, laquelle prend effectivement forme avec la signature, le 4 avril 1949, du traité de Washington qui crée l’Alliance atlantique.
On voit ainsi à quel point défense européenne et défense atlantique sont intrinsèquement liées par leurs origines. Au point que lors de la mise en place des Etats-majors de l’OTAN, les structures du traité de Bruxelles fusionnent avec celles de l’Alliance atlantique.
Mais après le traité de Bruxelles, il y a une deuxième tentative pour construire une défense européenne, c’est l’épisode de la CED. De quoi s’agit-il ?
La CED, est une idée de Jean Monnet. Juste après le déclenchement de la guerre de Corée, en juin 1950, Monnet comprend que les Etats-Unis vont demander aux Européens d’accélérer leur réarmement. Tout le monde s’attend en effet, aux Etats-Unis comme en Europe, à une attaque imminente des Soviétiques sur l’Europe occidentale. Jean Monnet imagine alors une Communauté de défense construite sur le même modèle que la CECA. Mais, et c’est sa première faiblesse, ce n’est pas par européisme que le gouvernement français fait sien ce projet. C’est par défaut, pour éviter l’intégration de la RFA dans l’OTAN, intégration proposée par les Etats-Unis.
La France se trouve à ce moment là dans une sorte d’impasse. D’un côté, elle demande et obtient que l’OTAN adopte la stratégie dite de défense en avant, c’est-à-dire le plus à l’Est possible. Concrètement, cela veut dire qu’en cas d’attaque soviétique, on se battrait sur le sol allemand.
Mais en même temps, les Français veulent se battre en Allemagne sans les Allemands. Et ils ne veulent pas – et ne peuvent pas – non plus fournir les hommes nécessaires à ce combat, car au même moment, la guerre d’Indochine a pris une fort mauvaise tournure pour le pays.
D’où, de nouveau, une succession de malentendus ?
Oui, car dans un premier temps, les Français défendent becs et ongles leur projet d’armée européenne face à des alliés très réticents. Ils parviennent avec difficulté à convaincre leurs partenaires européens, puis britanniques et américains. Cédant au fur et à mesure sur de nombreux points. Le traité signé le 27 mai 1952 est très éloigné du plan Pleven de 1950 : la Communauté Européenne de Défense doit unir la France, l’Italie, l’Allemagne fédérale, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Elle doit avoir un caractère supranational, avec des institutions, des forces armées et un budget commun. Mais …il est prévu que cette armée européenne soit placée sous les ordres du commandant suprême de l’OTAN, dont, par ailleurs, les accords prévoient qu’il soit de nationalité américaine. Une armée européenne, mais sous tutelle atlantique, et plus précisément américaine, donc.
Evidemment, dès lors non seulement les Américains sont convaincus, mais ils exercent une pression très forte pour que les pays signataires du traité de 1952 ratifient le traité. C’est le moment où la France se déchire sur le sujet. Au niveau des partis, seul le MRP y est favorable. Socialistes et radicaux sont divisés en 2. Gaullistes et communistes sont contre. Surtout, la querelle oppose aussi les dirigeants français et leur armée. Le tout provoque un grave malaise, révélé au grand public par les prises de positions très médiatiques du maréchal Juin. La crise, à la fois politique et morale, aboutit au rejet de la CED par le parlement français, le 30 août 1954. Autrement dit, c’est la France qui finit par mettre fin au projet qu’elle a tenté pendant plusieurs années d’imposer à des alliés qui étaient au départ fort réticents.
Quelles sont les conséquences sur le long terme de cette crise ?
On peut en distinguer trois principales :
- Tout d’abord, un discrédit des propositions françaises en matière d’Europe de la défense. Les Français ont totalement revu leur position entre 1950 et 1954. Ils feront la même chose sur le commandement intégré de l’OTAN en 1950 et 1966. Ils n’apparaissent pas comme un partenaire fiable.
- Ensuite, un discrédit des projets d’Europe de la défense en général : l’échec de la CED fait jurisprudence négative dans les esprits. Elle a mécontenté les Américains. Et elle est apparue comme dangereuse pour la sécurité des pays européens : perte de temps, exposition des divisions face à l’adversaire.
- Enfin, une méfiance des Américains à l’égard des Européens, peu fiables quand il s’agit de défense.
Une chronique de Jenny Raflik-Grenouilleau, au micro de Laurence Aubron.
Avec le soutien de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du Ministère des Armées.