Daniel Psenny est correspondant en Hongrie du Courrier d'Europe Centrale. Chaque mois, il nous donne rendez-vous, sur euradio, pour un regard unique sur l’Europe centrale et orientale.
Politique, économie, société, histoire et culture, il nous dévoile une actualité de ces régions coincées entre Est et Ouest.
Daniel, vous nous parlez aujourd’hui du cinéma hongrois qui, depuis plusieurs années, voit ses films récompensés dans les festivals du monde entier. Est-il, pour autant, en bonne santé sous la houlette de Viktor Orban ?
Oui, à première vue, si l’on peut dire… Si l’on s’arrête aux récompenses prestigieuses remportées par les films hongrois dans les grands festivals du monde entier que ce soit à Cannes, Venise ou Berlin, on peut dire que le cinéma hongrois se porte bien. Mais, si l’on va voir derrière l’image, on se rend compte que comme pour toutes les institutions qui dépendent de Viktor Orban et de ses amis au pouvoir, le cinéma rencontre de sérieuses difficultés. La raison vient d’un financement très sélectif de l’Etat qui choisit désormais de donner de l’argent aux récits historiques vantant les valeurs de la Grande Hongrie, plutôt qu’a des films qui abordent des sujets qui fâchent comme l’histoire contemporaine, l’immigration ou la bataille des LGBTQ.
Comment cela se traduit-il ?
Comme partout en Europe, les projets des cinéastes hongrois sont soumis à une commission nationale qui donne ou pas son accord pour un premier financement. S’il est accordé, il permet au film d’avoir la nationalité hongroise et l’ouverture à d’autres financements européens ou l’engagement de coproducteur•rices indépendant•es. Mais, depuis quelques années, de nombreux projets sont retoqués par le fonds cinématographique hongrois et obligent donc les cinéastes à s’exiler à l’étranger pour trouver des financements avec pour conséquence de voir leurs films présentés sous une autre nationalité.
Les cinéastes ont-ils nombreux à quitter la Hongrie pour exercer leurs activités ?
Oui, de plus en plus. Et, paradoxalement, plusieurs œuvres de jeunes cinéastes qui veulent malgré tout conserver l’identité hongroise pour leurs films, ont été récompensés dans les festivals alors que l’État n’a pris qu’une participation minoritaire dans la production, via un crédit d’impôt. C’est le cas pour la réalisatrice hongroise Flóra Anna Buda qui, en mai dernier, a reçu la Palme d’Or du court-métrage au 76ème Festival de Cannes pour son film d’animation « 27 ». Or, bien que ses créateur•rices soient Hongrois•ses, ce film n’a pas été financé par le Fonds cinématographique hongrois qui a même refusé sa subvention à trois reprises ! Officiellement, « 27 » est donc une œuvre franco-hongroise avec des producteur•rices indépendant•es.
Y en a t-il d’autres ?
Oui. Parmi eux, on peut citer le réalisateur et metteur en scène de théâtre Kornél Mundruczó, 48 ans, un des plus talentueux cinéaste hongrois depuis vingt ans, aujourd’hui exilé à Berlin. Il a renoncé depuis plusieurs années à demander l’aide financière du Fonds hongrois. Ainsi, l’un de ses derniers films « Pieces of woman » sélectionné à la Mostra de Venise en 2020 est une production canadienne distribuée par la plateforme Netflix sans l’aide de la Hongrie. Son actrice principale, l’anglaise Vanessa Kirby, a reçu le prix de la meilleure interprétation féminine et a été nominée pour les Oscars.
C’est aussi le cas du jeune réalisateur Gábor Reisz qui avec son film « Explanation for everything », récompensé également à Venise le mois dernier, expose sans fard les clivages traversant la société contemporaine hongroise concernant la jeunesse, l’éducation, les médias et la politique. Un projet que le Fonds hongrois a également refusé de financer. Le film a donc été pris en charge par la société de production de Kornel Mundruczó et le fonds slovaque. Et, il existe beaucoup d’autres exemples.
Ces décisions de ne pas financer des films s’inscrivent-elles dans l’écriture d’un nouveau récit national voulu par Viktor Orban ?
Absolument. C’est la Kulturkampf - la bataille culturelle - qu’il revendique. Dans la politique très nationaliste qu’il met en œuvre depuis maintenant douze ans de pouvoir, il y a une volonté d’inscrire son régime dans une nouvelle ère culturelle débarrassée de l’élite progressiste. L’an dernier, il a d’ailleurs affiché clairement ses ambitions en déclarant que sa victoire de 2018 était un mandat pour bâtir une époque nouvelle et installer un nouveau régime politique dans une époque culturelle. Son parti le Fidesz a d’ailleurs ouvert plusieurs fronts contre les bastions culturels qui lui résistent encore.
Un discours que l’on entend déjà dans d’autres pays européens où l’extrême-droite est au pouvoir…
Tout a fait. On l’entend principalement en Italie où la présidente du Conseil GIorgia Meloni, issue des rangs de l’organisation d’extrême-droite Fratelli d’Italia et grande amie de Viktor Orban, procède méthodiquement au renouvellement des dirigeant•es des institutions culturelles italiennes, accusées d’être orientées à gauche. Elle aussi, a l’ambition de construire « un nouvel imaginaire italien ». Pour mémoire, ce concept est tiré de l’hégémonie culturelle développé dans les années 30 par Antonio Gramcsi, un des fondateurs du Parti Communiste Italien. Selon lui, la conquête du pouvoir passe avant par celle de l'opinion publique. C’est aussi cette théorie que développe le Rassemblement National en France.
En Hongrie, quels sont les autres secteurs culturels concernés ?
Presque tous ! Cette année, le gouvernement Orban a, par exemple, engagé une bataille idéologique et juridique contre la littérature pour enfants aux contenus LGBTQ dont il veut interdire la vente sans emballages plastiques. Les librairies qui n’ont pas respecté cette nouvelle loi ont dû payer de très fortes amendes. Il y a aussi le théâtre indépendant complètement abandonné. Et, toujours dans le domaine du cinéma, il a fait nommer, il y a trois ans, des fidèles à la direction de la plus ancienne école de cinéma jugée trop idéologiquement orientée à gauche. Malgré une grève des enseignant•es, une occupation des locaux par les élèves et un soutien de tous les grand•es cinéastes étranger•ères, l’école est passée sous la direction de ses amis politiques.
Pourtant, de plus en plus de films étrangers se tournent à Budapest et en Hongrie. Comment l’expliquer ?
Cela vient du fait que l'État hongrois accorde d’intéressantes incitations fiscales aux productions étrangères et, surtout, que les équipes de tournage hongroises sont excellentes aux dires des producteur•rices étranger•ères. Des studios ultra-modernes ont aussi été construits. Le mois dernier, l’acteur américain Johnny Depp qui met en scène un film sur la vie du peintre Amedeo Modigliani à ses débuts, a installé ses caméras dans un quartier de Budapest où il a reconstitué le Paris du début du XXème siècle. Ce mois-ci, c’est au tour d’Angelina Joli de prendre ses quartiers à Budapest. Ces tournages permettent aussi de faire entrer beaucoup d’argent dans les caisses de l’État mais profitent aussi aux commerçant•es, aux hôtels où les équipes étrangères ne regardent pas à la dépense.
Depuis un siècle, l’histoire du cinéma hongrois est riche de nombreuses œuvres réalisées par des cinéastes connus dans le monde entier. Ces films sont-ils toujours visibles ?
Oui, tout a fait. De gros investissements ont même été engagés par l’État hongrois pour la restauration des films de patrimoine. Depuis six ans, au mois de septembre, a lieu le Budapest Classic Film Marathon où pendant six jours sont projetés dans les salles de la capitale des dizaines de films hongrois magnifiquement restaurés. Le public est nombreux et de grandes personnalités du cinéma mondial comme Thierry Frémeaux, le directeur général du Festival de Cannes, sont venues encourager ce festival. Martin Scorcese, grand connaisseur des cinéastes hongrois dont beaucoup ont immigré aux États-Unis avant la guerre, y prête, dit-on, toute son attention.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.