Michel Derdevet, président du think tank Confrontations Europe revient dans cette chronique hebdomadaire sur les dernières publications de son organisation, notamment de sa revue semestrielle. Énergie, numérique, finances, gouvernance européenne, géopolitique, social, les sujets d'analyse sont traités par des experts européens de tout le continent dont le travail est présenté par Michel Derdevet.
Dans sa dernière revue Confrontations Europe a publié un article intitulé « Négociations collectives : et si l’Europe croyait en son modèle ? », rédigé par Andrew Watt, Directeur général de l’ETUI (European Trade Union Institute). Cet article explore le rôle central que la négociation collective peut jouer dans le renforcement de la productivité en Europe, tout en préservant l’inclusion sociale. En s’appuyant sur les constats du rapport Draghi, l’auteur plaide pour une revitalisation du modèle social européen, soulignant que des salaires équitables et des conditions de travail négociées collectivement sont essentiels pour stimuler l’innovation, la compétitivité et la cohésion sociale.
Pourquoi Mario Draghi insiste-t-il sur l’importance d’une croissance plus rapide de la productivité en Europe ?
L’ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, souligne que l’Europe doit impérativement augmenter son taux de croissance de la productivité pour éviter un déclin progressif. Cette exigence est motivée par des facteurs internes, notamment les évolutions démographiques défavorables dans plusieurs pays européens, comme le vieillissement de la population active. À cela s’ajoutent des facteurs externes, tels que l’intensification des défis géoéconomiques (concurrence mondiale accrue) et géopolitiques (sécurité, tensions internationales).
Selon lui, sans investissement accru et sans concentration sur des secteurs et chaînes d’approvisionnement critiques, l’Europe ne pourra pas maintenir la viabilité de son modèle de production et de protection sociale. Il insiste aussi sur la nécessité que cette productivité soit compatible avec les exigences économiques, écologiques et fiscales, car c’est une condition de la résilience et de la compétitivité du continent sur le long terme.
Quel lien est établi entre la négociation collective sectorielle et la productivité du travail ?
Andrew Watt établit un lien direct entre la négociation collective sectorielle et une meilleure productivité. Lorsqu’un accord salarial fixe un salaire uniforme pour un secteur entier, les entreprises ne peuvent pas se concurrencer en abaissant les salaires. Elles sont donc poussées à se différencier en améliorant la qualité de leurs produits et en optimisant leurs processus de production, ce qui stimule leur efficacité globale.
Ce système met en place une pression positive sur la productivité : les entreprises les plus performantes prospèrent et investissent dans l’innovation, tandis que les moins performantes sont incitées à s’améliorer ou quittent le marché. Malheureusement, on a assisté au cours des dernières décennies au divorce entre productivité du travail et croissance des salaires. Le travail a bénéficié moins en termes de revenus que le capital de la croissance de la productivité.
Pourquoi la directive européenne sur les salaires minimums et la négociation collective est-elle aujourd’hui menacée ?
La directive européenne adoptée en octobre 2022, qui vise à garantir des salaires minimums adéquats et à renforcer la négociation collective, est actuellement remise en question sur le plan juridique. L’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a émis un avis affirmant que cette directive contreviendrait aux traités européens, ce qui remet en cause sa légalité au niveau communautaire.
Un jugement final de la CJUE est encore attendu, mais si la Cour suit cet avis, cela reviendrait à annuler un instrument essentiel destiné à inciter les États membres à renforcer la couverture de la négociation collective, en particulier dans les pays où elle reste faible. Ce serait un revers majeur pour les objectifs sociaux et économiques de l’UE, notamment dans la perspective d’un modèle européen plus inclusif et plus compétitif promu par Draghi.
Comment la faiblesse ou le recul de la négociation collective pourrait-elle affecter l’économie et la cohésion sociale ?
Une négociation collective faible ou en recul a plusieurs effets néfastes. Sur le plan économique, elle réduit les pressions exercées sur les entreprises pour améliorer leur productivité, puisqu’elles peuvent continuer à fonctionner en rognant sur les salaires plutôt qu’en innovant ou en modernisant leur production. Cela entraîne un ralentissement de la croissance de la productivité globale et donc de la croissance économique.
Par ailleurs, cette situation se traduit souvent par une faible progression des salaires réels et une augmentation des inégalités, car les entreprises les plus faibles maintiennent des rémunérations basses. Sur le plan social, cela alimente un sentiment d’injustice et de frustration parmi les travailleurs, qui se sentent exclus des bénéfices de la croissance. Cela contribue à l’essor des partis populistes d’extrême droite, en particulier dans les régions ou catégories sociales qui perçoivent les transformations économiques et écologiques comme des menaces plutôt que des opportunités.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.