C'est nouveau sur euradio ! Nous accueillons désormais chaque semaine Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.
Cette semaine, il revient sur la vidéo « 1% », qui a été publiée le 17 février dernier par The Fridays for Future, le mouvement créé par Greta Thunberg.
Oui, elle a été présentée juste avant le moment où le véhicule de la NASA, Perseverance, s’est posé sur Mars (1).
La vidéo est ironique : elle présente les avantages d’une migration vers la planète rouge, qui est dépourvue des problèmes écologiques que nous connaissons sur notre planète. Mais elle conclut que, pour celles et ceux « qui resteront sur terre, on ferait bien de remédier au changement climatique ». Car seuls 1% des êtres humains qui en auront les moyens pourront commencer une vie nouvelle sur Mars.
S’agit-il d’une vision pessimiste des motivations de ces « un pour cent » ?
Oui, bien que cette vision soulève une difficulté que j’aimerais aborder dans un instant.
Le pessimisme dont vous parlez découle, selon un porte-parole de Fridays for Future, de l’argent dépensé « par les gouvernements et les 1% les plus riches du monde » dans des programmes d’exploration de Mars. Le même porte-parole ajoute que, « pourtant, la plupart des humains n'auront jamais l’opportunité de visiter Mars ou d’y vivre » (2). Ce seul mot, « pourtant », un adverbe d’opposition, rend compte de la séparation entre les 1% et les 99%, et suggère l’égoïsme et l’indifférence morale des 1% (3).
Mais ces 1% ne sont pas nécessairement indifférents au sort de la Terre. Peut-être ne fuiraient-ils pas vers Mars s’ils en avaient la possibilité.
C’est justement la difficulté que je voudrais souligner. Voici deux manières de la décrire.
La première est fondée sur l’idée de régression. Supposons que les 1% les plus riches aient quitté la Terre pour Mars. Les 99% restants comprendront toujours 1% de très riches. Si ceux-ci partent à leur tour vers Mars, il y aura toujours un groupe d’un pour cent de très riches, qui partira peut-être pour Mars, laissant la place à un autre « 1% », qui partira peut-être pour Mars, etc., etc.
C’est une expérience de pensée…
C’est bien une expérience de pensée, une de ces « petites fictions, inventées spécialement pour susciter la perplexité morale », selon les mots de Ruwen Ogien (4).
Elle veut dire qu’au fond les 1% ne sont pas différents des 99% et que les 99% ne sont pas différents des 1%. Chacun pourrait aussi bien fuir la Terre si cela était possible ou, au contraire, chercher à sauver la Terre.
Votre commentaire introduit à la deuxième manière de décrire la difficulté liée à la séparation entre les 1% et les 99% suggérée par la vidéo de Fridays for Future.
L’oscillation dont vous parlez, entre fuir la Terre et chercher à sauver la Terre, ou entre les 1% et les 99%, ignore un troisième élément. Cet élément, c’est un tiers, un juge auquel chacun se réfère pour orienter sa conduite. Adam Smith l’a appelé « spectateur impartial » (5).
Smith nous dit que si nous voyons les choses à partir de nos seuls intérêts (comme le feraient les 1%), alors les intérêts des autres (les 99%), je le cite, « ne peuvent jamais nous retenir de faire ce qui peut servir nos intérêts, si ruineux ces derniers soient-ils » pour les intérêts de nos semblables. Ce qui peut s’opposer à cette tendance égoïste, selon Smith, ce n’est pas notre bienveillance naturelle, c’est « celui qui réside au-dedans du cœur, […] l’homme intérieur, [le] grand juge et arbitre de notre conduite ». C’est ce spectateur impartial qui nous pousse « à renoncer à nos plus grands intérêts pour les intérêts plus grands encore des autres ».
Là réside la seconde difficulté suscitée par la vidéo de Fridays for Future : où est passé notre spectateur impartial, ce juge intérieur qui approuve ou désapprouve nos intentions et nos actions ? On peut avancer une hypothèse : c’est aussi au spectateur impartial des 1% les plus riches que s’adresse cette vidéo. Une manière de reconnaître – et de les inciter à reconnaître – qu’ils partagent la même condition humaine.
(1) La vidéo est disponible sur YouTube.
(2) Voir « New satirical advert explains why the elite 1% will move to Mars », Euronews, 17 février 2021.
(3) L’expression « the one percent » est devenue idiomatique, surtout depuis qu’elle a été utilisée lors du mouvement Occupy Wall Street fin 2011 et par Thomas Piketty dans ses travaux sur les inégalités. On en trouve même une définition dans le dictionnaire Cambridge : « les 1% les plus riches de la population sont supposés détenir une grande partie de la richesse, des biens et du pouvoir dans la société ».
(4) R. Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 2011.
(5) A. Smith, Theory of Moral Sentiments, 1759, tr. M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, Théorie des sentiments moraux, Paris, PUF, 1999.
Image: European Parliament, CC BY 2.0
Interview réalisée par Laurence Aubron
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