La chronique philo d'Alain Anquetil

La valeur d’une récente métaphore illustrant le basculement stratégique du monde

@Andrew Draper sur Unsplash La valeur d’une récente métaphore illustrant le basculement stratégique du monde
@Andrew Draper sur Unsplash

Nous accueillons chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Nous accueillons chaque mois Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler d’une métaphore qui a été employée lors d’une interview accordée au journal La Croix par Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales, sur le basculement stratégique du monde.

Dès leur première question, les journalistes de La Croix ont cité cette phrase, issue d’un récent ouvrage de Thomas Gomart et prononcée par un marin d'une frégate de la marine française : « On se sent puissant en Méditerranée et petit en mer de Chine » (1). La Croix ajoute : « Cette métaphore est une illustration du basculement stratégique du monde ». Je vous propose de discuter de cette métaphore. Relance – Pourquoi a-t-elle retenu votre attention ? Parce qu’elle ne saute pas aux yeux et parce qu’elle est peut-être plus qu’une « illustration » du « basculement stratégique du monde ». Elle ne saute pas aux yeux, mais il n'est pas toujours facile de reconnaître une métaphore (2). Quand on entend « L’homme est un loup pour l’homme » ou « Il faut gagner la guerre contre la COVID », on reconnaît qu'il s'agit de métaphores (3). C’est moins évident avec « On se sent puissant en Méditerranée et petit en mer de Chine », à tel point que, si les journalistes ne l’avaient pas qualifiée ainsi, je n’aurais pas vu que cette phrase était une métaphore (4).

Comment définit-on une métaphore ?

Son étymologie est « transporter au-delà ». On la retrouve dans cette définition classique : « Par la Métaphore, on transporte […] un mot d’une idée à laquelle il est affecté, à une autre idée dont il est propre à faire ressortir la ressemblance avec la première » (5). On peut aussi mentionner cette formule de Paul Ricœur : la métaphore « consiste à parler d'une chose dans les termes d'une autre qui lui ressemble » (6). Souvent, cette « autre chose » est concrète, elle appartient au monde sensible, par exemple le « loup » dans « L’homme est un loup » (7).

Le philosophe Max Black rappelle que, dans le cas du loup, « on comprend normalement que [le mot ‘loup’] se réfère à quelque chose de féroce, de carnivore, de perfide » (8). C’est que ce mot renvoie à des lieux communs, à des croyances partagées sur les propriétés d’un loup. Ces croyances permettent au lecteur ou à l’auditeur de « transformer » un énoncé qui est littéralement faux (car un homme n’est pas un loup) en un énoncé qui a du sens, autrement dit de « voir » l’homme à travers le loup, de penser par exemple que « si l’homme est un loup, il fait des autres […] sa proie » (9).

On peut aussi remarquer que, dans une métaphore, il y a un au moins un mot saillant qui est utilisé métaphoriquement, ici le « loup ». C’est l’interaction de ce mot avec les autres mots de l’énoncé et avec le contexte, à laquelle s’ajoute l’intention du locuteur, qui, selon Black, permet de comprendre la métaphore.

 Où est la métaphore dans la phrase citée par La Croix ?

Mon interprétation est que l’adjectif « petit » est employé de façon métaphorique. Il ne signifie pas « impuissant », mais « faible », « modeste », « qui manque de puissance d’agir », « de capacité à imposer son autorité ». Dans la phrase, son sens métaphorique repose sur l’idée d’infériorité constitutive, une infériorité proche de celle d’un enfant placé dans un monde d’adultes. Si bien que l’on pourrait formuler la métaphore de la façon suivante : « On se sent puissant comme un adulte en Méditerranée et petit comme un enfant en mer de Chine ». (10)

Quel est finalement l’intérêt de cette métaphore ?

L’usage du mot « petit » (au sens de « petit comme un enfant ») donne une image de l’état d’esprit du marin de la frégate française qui a dit « On se sent puissant en Méditerranée et petit en mer de Chine ». Il traduit une expérience réellement vécue, il produit un effet frappant, percutant, mieux connecté à nos expériences concrètes que ne le serait quelque chose comme « des moyens militaires insuffisants en mer de Chine » dans cette version non métaphorique :« Nos moyens militaires sont substantiels en Méditerranée et insuffisants en mer de Chine ».

Encore faut-il savoir si une métaphore est « bien placée », pour reprendre les termes d’Aristote.

Si elle est une « bonne métaphore » ?

Exactement. Nous avons évoqué la métaphore de la guerre appliquée à la lutte contre la Covid. Cette métaphore aurait permis de faire sentir le péril de la situation en la dramatisant, de produire des effets cognitifs et émotionnels au sein des populations en les poussant à projeter sur la pandémie les modèles mentaux dont elles disposent à propos de la guerre (10). Peut-être cette métaphore a-t-elle été pertinente, mais le bien-fondé des métaphores guerrières, qui sont utilisées dans beaucoup de contextes, est discutable, par exemple lorsqu’il s’agit de décrire à des malades, en utilisant un vocabulaire militaire, la manière dont on va traiter leur maladie (11).

Je ne sais pas si la métaphore exprimée par la phrase « On se sent puissant en Méditerranée et petit en mer de Chine », que j’ai présentée selon mon interprétation, est pertinente ou non. Ce que l’on peut dire, c’est que l’action qui consiste à métaphoriser, à rapprocher des domaines différents, à les penser conjointement, à élargir nos perspectives, fait appel à l’imagination. On pourrait construire d’autres métaphores qui décriraient la situation en Méditerranée et en mer de Chine de façon différente, en utilisant par exemple le langage du théâtre ou celui du jeu. Mais pour être de « bonnes métaphores », il faudrait qu’elles ressemblent au réel et qu’elles offrent des perspectives enrichissantes et innovantes sur la situation. La phrase « On se sent puissant en Méditerranée et petit en mer de Chine » est une manière de rendre compte du réel – elle en est une « illustration » –, mais je ne sais pas si elle dit plus que cela.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.

(1) « Thomas Gomart : ‘On peut imaginer des scénarios où la dissuasion nucléaire ne fonctionnerait pas’ », La Croix , 28 mars 2024. L’interview date de fin janvier, mais Thomas Gomart est intervenu à d’autres occasions sur le même thème, par exemple « Thomas Gomart : ‘Les Européens sont en train de comprendre que la guerre d’Ukraine est l’affaire d’une génération’ », Libération, 9 mars 2024.

(2) La première question que posait Max Black, l’un des auteurs de référence en la matière, était : « Comment reconnaissons-nous un cas de métaphore ? » (« Metaphor », Proceedings of the Aristotelian Society, 55, 1954-1955, p. 273-294, trad. de Linda Orr et Claude Mouchard).

(3) Les sources sont Thomas Hobbes, Du citoyen, présentation, traduction et notes par Philippe Crignon, Paris, GF Flammarion, 2010 (mais, comme le souligne Philippe Crignon, le dramaturge Plaute en est l’auteur : homo homini lupus) ; et A. Guterres, « COVID 19 : ‘Le temps est maintenant à l’unité’ », Nations Unies, 8 avril 2020. Aristote définit quatre types de métaphores, après avoir énoncé que « la métaphore est le transport d’un mot qui désigne autre chose » Poétique, tr. B. Gernez, Les Belles Lettres, 2008 ;

(4) La phrase « On se sent puissant en Méditerranée et petit en mer de Chine » oppose deux mots (« puissant » et « petit ») dans deux contextes géopraphiques différents, respectivement proches et éloignés de la France, ce qui en fait une antithèse, une figure de style qu’ Aristote jugeait « agréable, parce que les contraires sont très reconnaissables et que les idées mises en parallèle n’en sont que plus faciles à saisir » (La rhétorique, tr. C.-E. Ruelle, Librairie Garnier Frères, 1922). Il s’agit d’une antithèse métaphorique.

(5) Due au grammairien Pierre Fontanier dans Les Figures du discours, 1821-1830, Flammarion, 1977.

(6) P. Ricœur, La métaphore vive, Editions du Seuil, 1975.

(7) La cause est peut-être, comme le suggérait le linguiste Charles Bally, à rechercher dans notre tendance à personnifier « tous les objets du monde extérieur » (Traité de Stylistique française, volume 1, Librairie Georg & Cie / Librairie C. Klincksieck, 1951).

(8) M. Black, op. cit.

(9) Ibid.

(10) On peut d’ailleurs identifier des références au couple enfant / adulte dans les propos de Thomas Gomart, par exemple dans cette phrase : « Je vois peu de dirigeants européens prendre la mesure véritable des menaces et se préparer en conséquence sans s’en remettre à la rassurante, mais trompeuse, collégialité européenne et otanienne ». L’attitude d’adulte consiste à « prendre la mesure véritable » (c’est-à-dire à être lucide et rationnel) ; l’attitude d’enfant consiste à « s’en remettre à la rassurante collégialité de l’europe et de l’OTAN » (c’est-à-dire à se placer sous la protection d’autrui comme le ferait un enfant avec ses parents).

(11) Voir par exemple J. Archibald, « Using metaphors in the public interest », International Journal of Language Studies, 17(4), 4, 2023, p. 125-140, S. J. Flusberg, T. Matlock et P. H. Thibodeau, « War metaphors in public discourse », Metaphor and Symbol, 33(1), 2018, p. 1-18, et cet article : « En ‘guerre’ contre la COVID ? », Le Devoir, 18 juillet 2020.

(12) Voir Denis Jamet. Les dérives potentielles de la métaphore : essai de typologie. Dérives de la métaphore, Oct 2006, Lyon, p.205-222, hal-00366628, et les références de Susan Sontag (dont La maladie comme métaphore) qu’il cite dans son article.