La chronique philo d'Alain Anquetil

« Le ‘Sofagate’ et l’esprit de politesse » - Alain Anquetil

« Le ‘Sofagate’ et l’esprit de politesse » - Alain Anquetil

Cette semaine, Alain Anquetil, professeur de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, revient sur le « Sofagate », l’incident protocolaire qui a eu lieu lors de la rencontre entre la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le président du Conseil européen des Chefs d’Etat et de Gouvernement de l’Union européenne, Charles Michel, et le président turc, Recep Tayyip Erdogan.

La scène date du 6 avril, mais on en a encore parlé récemment dans la presse. On sait qu’Ursula von der Leyen a dû prendre place sur un canapé, alors que le président turc et le président du Conseil européen était assis sur des chaises (1). 

Selon le journal Libération, le chef de cabinet d’Ursula von der Leyen aurait envoyé un mail aux services du président turc dans lequel il était question d’une « humiliation » (2). Charles Michel lui-même, dans un message sur Facebook, a déclaré qu’« en dépit d’une volonté manifeste de bien faire, l’interprétation stricte par les services turcs des règles protocolaires a produit une situation désolante : le traitement différencié, voire diminué, de la présidente de la Commission européenne » (3).

On s’est demandé s’il y avait eu une faute dans le protocole.

Absolument, on a discuté de ce point (4). Les propos de Charles Michel, que je viens de citer, font d’ailleurs allusion au protocole : « l’interprétation stricte par les services turcs des règles protocolaires ».

On peut se demander ce que signifie une « interprétation stricte »…

Je ne peux répondre à cette question, mais elle suggère que le protocole a fait l’objet d’un choix. Un article du Monde mentionne d’ailleurs le « choix du protocole turc » (5). 

Une « interprétation stricte » signifie peut-être que les règles du protocole ont été appliquées à la lettre, de façon littérale. Ceci confirme qu’on aurait pu faire autrement, qu’il y a eu un choix.

Faites-vous la différence entre la lettre et l’esprit du protocole ?

Absolument. La situation m’a fait penser à un passage des Caractères de La Bruyère. Il n’y parle pas de l’esprit du protocole, mais de l’esprit de politesse. Toutefois, la politesse, comme l’hospitalité, a à voir avec le protocole. 

Au siècle de La Bruyère, la politesse était comprise comme « une certaine manière de vivre, d’agir, de parler, civile, honnête et polie, acquise par l’usage du monde » (6), et l’esprit désignait notamment l’intention, le motif de l’action, ainsi que la disposition à faire quelque chose (7). L’esprit de politesse était ainsi la disposition à se conduire conformément aux usages du monde (8), sans se plier seulement aux règles de la politesse, mais en sachant pourquoi il était important d’être poli.

La Bruyère l’explique d’une façon remarquable : « Il me semble », écrit-il, « que l’esprit de politesse est une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos manières les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes » (9). L’esprit de politesse va plus loin que le respect des règles et des usages. Il suppose une attention à autrui, la capacité à comprendre ce qu’autrui attend de nous et la disposition à répondre à ses attentes. 

Dans un article sur l’impolitesse, Catherine Kerbrat-Orecchioni commentait la définition de La Bruyère en soulignant que « la politesse est une forme d’’altruisme profitable’ », qu’« elle consiste à faire en sorte que les autres soient ‘contents de nous et d’eux-mêmes’ mais aussi du même coup, par une sorte d’effet boomerang, que nous soyons contents des autres et de nous-mêmes » (10). Et elle concluait que « la politesse est une sorte de machine à fabriquer du contentement mutuel, et l’impolitesse une machine à fabriquer du mécontentement mutuel ».

Voilà qui éclaire un peu, me semble-t-il, ce que l’on a appelé le sofagate. Sans doute la situation dans laquelle se sont trouvés les trois dirigeants était-elle gouvernée par des règles en un sens littéral. Mais il manquait l’esprit, ou un peu d’esprit, au sens où La Bruyère entendait ce mot à propos de la politesse. C’est peut-être ce que Charles Michel voulait dire lorsqu’il évoquait l’interprétation stricte des règles protocolaires.

(1) « Recep Tayyip Erdogan a-t-il humilié Ursula von der Leyen ? », Libération, 7 avril 2021.

(2) Ibid.

(3) « EU’s Michel ‘hasn’t slept well’ since chair gaffe in Turkey », Euronews, 10 avril 2021.

(4) Voir « A Ankara, Ursula von der Leyen fait les frais d’une faute sexiste de protocole », Le Monde, 7 avril 2021.

(5) Ibid.

(6) Dictionnaire de l’Académie Française, 1694, art. « Politesse ».

(7) Op. cit., art. « Esprit ».

(8) La politesse est une « manière de se conduire correspondant aux usages du monde » (Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, 4ème édition, 2010).

(9) La Bruyère, Les caractères, édition d’Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1975.

(10) C. Kerbrat-Orecchioni, « L’impolitesse en interaction. Aperçus théoriques et étude de cas », Lexis [Online], HS 2, 2010.

Laurence Aubron - Alain Anquetil

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