Chaque semaine Alain Anquetil, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA Ecole de Management, propose, sur euradio, une chronique de philosophie pratique.
Aujourd’hui, vous allez nous parler du débat autour de l’âge du président des Etats-Unis, Joe Biden, qui a annoncé son intention de se représenter en 2024 pour un deuxième mandat.
Joe Biden aura 81 ans au mois de novembre, et lui-même a affirmé que « la question de l’âge est légitime » (1). Mais cette question a pris un tour spectaculaire à l’occasion, entre autres, de certaines de ses prestations (il a par exemple tenu des propos étranges lors d’une conférence de presse au Vietnam le 11 septembre dernier) et, très récemment, des singeries de Donald Trump prétendant imiter Joe Biden cherchant son chemin pour quitter la scène après un discours (2).
On trouve des analyses plus sérieuses…
Oui, elles abordent les différentes composantes du vieillissement cognitif et leurs effets sur la capacité à assumer de hautes responsabilités. Dans le cas de Joe Biden, aucune altération cognitive anormale ne semble apparaître, au contraire : « les experts qui ont examiné les dossiers médicaux disponibles à la Maison Blanche ont déclaré que, jusqu’à présent, il semble vieillir en bonne santé » (3).
On parle de ses chutes, de ses maladresses verbales…
C’est vrai, il y a eu par exemple une chute de vélo très commentée en 2022, mais, après tout, tout le monde ne monte pas sur un vélo à l’âge de Joe Biden (4). Quant à ses maladresses verbales, on a dit qu’avant d’être élu président, il était « déjà connu pour sa propension à commettre des gaffes », sachant qu’il a dû surmonter un bégaiement dans son enfance (5).
Il peut donc assumer son rôle de président des Etats-Unis…
Sur ce point, « ses conseillers affirment que son jugement est toujours aussi bon » et qu’il est « malin comme un singe » (6). Et puis il y a cette réplique savoureuse de Joe Biden aux journalistes qui le suivent à la Maison Blanche : « Vous dites que je suis vieux ? Je dis que je suis sage » (7). Ce simple mot témoigne de son humour et de la profondeur conceptuelle de son esprit.
Pouvez-vous préciser ce dernier point ?
Biden n’oppose pas « vieux » et « sage ». Il ne dit pas : « Je ne suis pas vieux, mais je suis sage » ; il reconnaît qu’il a un certain âge, et, comme nous l’avons dit, qu’il est légitime de poser la question de l’âge avancé d’un président des Etats-Unis.
Mais Biden ne fait pas non plus dépendre la sagesse de la vieillesse, sinon il aurait répondu ceci aux journalistes : « Vous dites que je suis vieux ? Vous avez raison, mais parce que je suis vieux, je suis sage ». Cependant, il n’aurait pas défendu une thèse de ce genre, car, selon les mots de la philosophe Laetitia Monteils-Laeng, « la sagesse [n’est pas] le corollaire systématique de la vieillesse » (8).
Les personnes âgées peuvent manquer de sagesse…
Exactement.
On peut avancer l’hypothèse que, tout en réfutant une relation directe entre vieillesse et sagesse, Joe Biden établit un lien indirect.
Citons le passage complet de l’article du New York Times :
« M. Biden reconnaît que l’âge est un problème légitime, mais il maintient que sa longévité est un atout et non un handicap. ‘Vous dites que je suis vieux ?’ […] ‘Je dis que je suis sage’. » (9)
Biden emploie le mot « longévité », qui désigne la durée de la vie sans être chargé, comme le mot « vieillesse », de préjugés négatifs. Et lorsqu’il ajoute que sa longévité est un « atout », il fait référence au fait qu’à travers les nombreuses responsabilités politiques qu’il a occupées, il a accru son expérience et ses compétences, il a cultivé les capacités qui sont exigées d’un président des États-Unis.
Son âge lui a donné l’occasion de se perfectionner ?
En particulier de perfectionner son jugement – qui, nous l’avons dit, serait « toujours aussi bon ».
La philosophe Susan Neiman défend l’idée que le jugement (compris comme la capacité à appliquer des principes à des cas particuliers), doit normalement s’améliorer avec l’âge (10). La mémoire décline, la vitesse de traitement de l’information décline, mais la faculté de jugement peut toujours progresser grâce à l’observation des personnes qui ont un bon jugement, à l’exercice permanent consistant à prendre la perspective des autres et aux enseignements que nous tirons des cas particuliers que nous rencontrons.
Susan Neiman cite ici un commentaire de Simone de Beauvoir qui éclaire son argument :
« Dans plusieurs domaines — philosophie, idéologie, politique — l’homme âgé est capable de visions synthétiques interdites aux jeunes. Il faut avoir observé, dans leurs ressemblances et leurs différences, une vaste multiplicité de faits pour savoir apprécier l’importance ou l’insignifiance d’un cas particulier, réduire l’exception à la règle ou lui assigner sa place, subordonner le détail à l’ensemble, négliger l’anecdote pour dégager l’idée. » (11)
Susan Neiman ne cite pas ce que Simone de Beauvoir dit juste après au sujet de l’homme politique, et qui est essentiel à notre propos :
« Il faut avoir vécu longtemps pour se faire une idée juste de la condition humaine, pour avoir une vue générale de la manière dont les choses se passent : alors seulement on est capable de « prévoir le présent », ce qui est la tâche de l’homme politique. C’est pourquoi au cours de l’Histoire on a souvent confié à des hommes âgés de hautes responsabilités. »
C’est ce que Joe Biden aurait voulu dire en affirmant qu’il était « sage » ?
On peut le penser, d’autant que le perfectionnement du jugement ne dépend pas seulement de l’âge : il suppose un engagement constant, un « apprentissage actif » de la personne (12). Or, Joe Biden était bien placé pour mener un tel apprentissage, en plus de ses probables dispositions de caractère.
(1) « Inside the complicated reality of being America’s oldest President », New York Times, 4 juin 2023.
(2) On peut voir la vidéo de la scène dans l’article « Trump mimics Biden, 80, getting lost on stage… », Daily Mail, 30 septembre 2023. Voir aussi « ‘Ce type n’est pas capable de trouver son chemin pour descendre d’une scène’ : Trump parodie Biden sur son âge », Le Figaro, 30 septembre 2023. Sur la conférence de presse de Joe Biden au Vietnam, voir « Joe Biden en visite au Vietnam : une conférence de presse interrompue après de surprenantes réponses », Ouest France, 12 septembre 2023.
(3) Voir cet article dans lequel dix experts ont été interrogés par le New York Times : « President Biden is turning 80. Experts say age is more than a number », 19 novembre 2022.
(4) « Lorsque M. Biden est tombé en descendant de vélo le mois dernier, les responsables de la Maison Blanche ont remarqué avec regret que l’incident avait fait la une des journaux – sans tenir compte du fait que le président s’entraîne cinq matins par semaine, souvent avec un préparateur physique, ou que beaucoup d’hommes de son âge ne font presque plus de vélo » (« At 79, Biden is testing the boundaries of age and the Presidency », New York Times, 9 juillet 2022).
(5) Ibid.
(6) « Inside the complicated reality… », op. cit. L’expression originale est« sharp as a tack ».
(7) Ibid.
(8) L. Monteils-Laeng, « Platon et la vieillesse : idéalisation du grand âge ou valorisation de l’ancien ? », Revue de philosophie ancienne, 37(2), 2019, p. 153-178.
(9) « Mr. Biden says age is a legitimate issue but maintains that his longevity is an asset, not a liability. ‘You say I’m ancient?’ he said at the White House Correspondents’ Association dinner in April [2023]. ‘I say I’m wise.’ » (« Inside the complicated reality… », op. cit.)
(10) S. Neiman, Why grow up?, Penguin Books, 2016.
(11) S. de Beauvoir, La vieillesse, Editions Gallimard, 1970.
(12) Ibid.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.