La chronique philo d'Alain Anquetil

La guerre en Ukraine, le remords et le repentir

La guerre en Ukraine, le remords et le repentir

Nous accueillons chaque semaine Alain Anquetil sur euradio, professeur émérite de philosophie morale à l’ESSCA École de Management, pour une chronique de philosophie pratique.

Aujourd’hui, vous allez nous parler de l’absence apparente de remords de la part de ceux qui ont déclenché la guerre en Ukraine.

Vous avez raison de parler d’une absence apparente, car le remords est une émotion qui peut ou non être manifestée. Par conséquent, on ne sait pas si ceux qui ont déclenché la guerre en Ukraine éprouvent ou non du remords. 

Pourquoi en parler aujourd’hui ?

Parce que c’est une émotion accablante, et même, pour Adam Smith, le plus redoutable « de tous les sentiments qui peuvent pénétrer le cœur de l’homme » (1) – mais aussi, dans notre contexte, parce que la Commissaire aux affaires intérieures de l’Union européenne, Ylva Johansson, déclarait en septembre dernier à propos des « bombardements dévastateurs » qui poussent des Ukrainiens à trouver refuge dans l’Union, que « [le président russe] mène sa guerre sans remords, sans retenue et sans pitié » (2).

Cela paraît contradictoire.

En effet, si le remords est une émotion « redoutable », comment une personne qui a commis une action mauvaise peut-elle ne pas le ressentir ?

C’est que le remords peut être « neutralisé » par des mécanismes qui conduisent par exemple, dans les situations de violence extrême, à des phénomènes de déshumanisation.

À un niveau strictement individuel, une personne peut chercher à ne pas se trouver dans la situation d’éprouver du remords et d’autres émotions négatives comme la honte et la culpabilité. Le philosophe Jon Elster note à ce propos qu’« il pourrait être […] efficace d’éviter les occasions dans lesquelles [des émotions négatives] tendent à surgir » (3). Nous pouvons même apprendre à les éviter, et l’éducation que nous recevons peut nous y aider.

À lire ce que dit Adam Smith sur le remords, on comprend pourquoi on peut rechercher un tel évitement. Le remords est, selon lui, « composé de la honte provenant du sens de l’inconvenance d’une conduite passée, de la douleur face aux effets de celle-ci, de la pitié pour ceux qui en souffrent, et de la crainte et de la terreur du châtiment suscitées par la conscience d’un ressentiment justement provoqué en toute créature raisonnable ». La conséquence du remords, pour Smith, c’est un retrait de la société, une solitude qu’il qualifie d’« effrayante ».

Mais le remords a-t-il lui-même des conséquences ? 

Nous devons distinguer ici le remords du repentir. Les critères proposés par Smith – honte, douleur, pitié, peur du châtiment – ne garantissent pas que le remords conduise à une action réparatrice : la personne qui l’éprouve peut seulement « implorer un peu de protection » de la part de ses juges (4).

Le repentir, en un sens religieux, désigne non seulement le « regret douloureux de ses péchés », qui correspond au remords, mais aussi « le désir de les réparer et de ne plus y retomber » (5). Plus généralement, il suppose un retournement, un changement profond de la personne et de son comportement, une conversion qui conduit à établir un nouveau rapport avec les autres (6). 

Est-elle envisageable chez ceux qui sont à l’origine de la guerre en Ukraine ?

Une conversion peut être soudaine. Les religions en offrent des exemples. Une conversion brutale aurait eu lieu dans Le dictateur (The Great Dictator, 1939-1940), le film de Charlie Chaplin, si l’auteur du discours final sur la paix et la tolérance – un discours qui faisait croire à une conversion – avait été le vrai dictateur plutôt qu’un barbier humaniste qu’on avait pris pour le dictateur. 

Il est à craindre que, dans notre cas, toute conversion soit impossible : ce serait, pour les personnes concernées, se contredire soi-même, se déjuger aux yeux des autres, faire preuve de faiblesse alors qu'on vénère la force. Malgré les fêtes de Noël qui approchent, il est difficile de croire au miracle.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.

(1) A. Smith, The theory of moral sentiments, 1759, D. D. Raphael et Alec L. Macfie (dir.), Oxford University Press, 1976, tr. M. Biziou, C. Gautier & J.-F. Pradeau, Théorie des sentiments moraux, PUF, 1999.

(2) « EU steps up humanitarian aid to Ukraine, expects millions more refugees », Reuters, 3 septembre 2022.

(3) J. Elster, « Rationality, emotions and social norms », Synthese, 98, 1994, p. 21-49, tr. L. Quéré, « Rationalité, émotions et normes sociales », in P. Paperman & R. Ogien, La couleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1995.

(4) Ce passage provient de A. Anquetil, « La valeur morale de la consolation (deuxième partie) », Blog Philosophie & Ethique des Affaires, 21 avril 2020. La citation est de Smith, op. cit.

(5) Source : CNRTL.

(6) Cette phrase provient de A. Anquetil, « La valeur morale de la consolation (troisième partie) », Blog Philosophie & Ethique des Affaires, 29 avril 2020.