Retrouvez chaque semaine sur euradio l'analyse d'une actualité européenne avec Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales du think tank Synopia.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, les discussions autour de la sécurité et de la défense du continent européen sont quotidiennes. La question du réarmement des Européens revient sans cesse sur le devant de la table, tout comme celle de l’industrie de défense, de l’OTAN bien sûr, et des budgets de défense des États. Est-ce qu’on peut dire qu’on est à un tournant de l’histoire européenne aujourd’hui en matière de défense ?
Oui, c’est certain. En revanche, ce qu’on ne peut pas encore dire, c’est si ce tournant sera réussi ou non. Il y a de nombreux paramètres à prendre en compte, des facteurs aussi bien politiques, que culturels ou financiers, et aussi la conjoncture. Pour l’instant, le contexte est « favorable » – si on peut utiliser cette expression en temps de guerre – à des avancées majeures dans le domaine de la défense et de la sécurité. Mais nous ne sommes jamais à l’abri d’un revirement qui remettrait à plus tard ces questions, comme ça a souvent été le cas dans l’histoire de la construction européenne.
Donc il ne faut pas se réjouir trop vite et s’attendre à ce qu’une véritable Europe de la défense voit le jour ?
Je pense qu’il faut prendre la construction européenne pour ce qu’elle est : c’est-à-dire une « construction », toujours en cours. Donc, forcément, il y a des avancées, parfois des reculs, souvent des situations de statu quo. Mais ce que l’histoire des 70 dernières années nous a appris, c’est que, lorsqu’elle est dos au mur, l’UE et ses États savent mobiliser leurs atouts pour s’en sortir. Les réponses apportées aux crises peuvent être minimales, pour limiter les dégâts, comme ça a été le cas pour la crise migratoire en 2015, ou maximale comme on l’a vu pendant la crise sanitaire avec une remise en cause totale de certains des principes fondateurs de l’UE. Donc il faut être optimiste sur le sort de la défense européenne, mais sans naïveté.
Sur quoi a-t-on pu être naïf dernièrement ?
Par exemple, lorsque la Boussole stratégique a été adoptée en mars 2022, un mois après le début de la guerre en Ukraine, on a pu s’en féliciter en disant que c’était une avancée majeure. Un an après, on constate qu’il n’y a pas vraiment eu de suite ou de traductions concrètes, et que les flous qui subsistaient dans le texte, notamment concernant les moyens à mutualiser dans le cadre d’un projet de défense, n’ont pas été éclaircis. Autre exemple : le projet SCAF, le système de combat aérien du futur à horizon 2040, porté par la France, l’Allemagne et l’Espagne. Au départ, on se disait que ça allait révolutionner l’industrie européenne de défense. Et puis, on a vite vu les difficultés dans la mise en œuvre, aussi bien du côté des industriels eux-mêmes qui étaient réticents à partager leurs technologies, que du côté politique. Aujourd’hui, le projet est relancé et il a toutes les chances de voir le jour. Mais dans le même temps, au vu du contexte actuel et des impératifs, les pays européens n’attendent pas la commercialisation du SCAF et continuent de signer des contrats pour l’achat d’avion américains.
En parlant d’avion de combat européen, lors du sommet franco-britannique la semaine dernière, le Président Emmanuel Macron et le Premier Ministre Rishi Sunak ont annoncé un projet similaire.
Oui, mais la coopération franco-britannique en matière de défense est ancienne. Ces dernières années avec le Brexit les relations s’étaient tendues, mais avec le départ de Boris Johnson, de nouvelles perspectives se sont ouvertes. Avec les Britanniques, on a déjà développé un missile antinavire commun, le Sea Venom. Et on continue d’avancer sur un nouveau projet de missile antinavire et de croisière. Le projet d’avion commun date d’avant le SCAF et il avait été abandonné au profit d’une coopération avec l’Allemagne et l’Espagne à cause du Brexit. Les Français font le choix de miser à nouveau sur la coopération avec le Royaume-Uni, dans un contexte où les relations avec Berlin restent tendues, et surtout, où les revirements de position de la part des Allemands restent de l’ordre du possible.
Est-ce que toutes ces initiatives s’inscrivent dans une réelle dynamique de relance de l’industrie européenne de défense ?
Oui, c’est certain. La guerre en Ukraine a révélé le peu d’autonomie stratégique des Européens en matière d’armement, que ce soit d’un point de vue des stocks existants, que des potentialités de production. La question des munitions s’est notamment posée : comment se fait-il que notre production intra-européenne ait tant diminuée et surtout, qu’on ne soit aujourd’hui plus capable d’accélérer nos process de production ? Alors, il y a de nombreuses raisons qui l’expliquent, mais la première c’est l’absence de volonté politique et de vision stratégique de ces dernières décennies. On en revient au sujet de la naïveté : contrairement à d’autres régions du monde, les Européens n’ont pas cru dans le retour des puissances hégémoniques et de la violence d’État.
Est-ce que l’augmentation des budgets de défense annoncée par une majorité d’États membres peut être considérée comme une bonne nouvelle pour l’autonomie stratégique européenne ?
Oui, mais il faut encore savoir comment vont être utilisés ces budgets. Pour l’instant, il n’y a pas de stratégie européenne commune en matière de défense, donc tout est permis pour les États et on risque d’avoir, non pas des modèles de défense complémentaires et interopérables, mais plutôt une juxtaposition de modèles qu’on ne saura pas faire fonctionner en synergie. Mais on peut quand même saluer des initiatives récentes, notamment la proposition de la Commission européenne d’achat commun d’armement, pour mutualiser les coûts et les équipements. C’est un pas de plus vers la coopération et la solidarité qui, aujourd’hui, est plus vitale que jamais pour notre continent.
Entretien réalisé par Laurence Aubron.