Chaque semaine sur euradio, Marie-Sixte Imbert, consultante en affaires publiques et relations européennes, Senior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, décrypte les relations franco-allemandes et la politique intérieure de l'Allemagne."
Début 2024 est marqué par une vague de mobilisations, grèves et manifestations record en Allemagne. Nous avions parlé des manifestations contre l’extrême-droite : la mobilisation ne faiblit pas.
Oui, depuis la révélation, le 10 janvier 2024, d’un projet de “remigration”, porté par la mouvance d’extrême-droite allemande, des étrangers présents en Allemagne et de citoyens allemands d’origine étrangère considérés comme “non assimilés”.
L’ampleur et la durée de ces manifestations est inédite : un mois, plus de deux millions de personnes, des centaines de rassemblements. Et ils ont lieu à travers tout le pays, dans des grandes villes comme des petites et moyennes, notamment à l’Est, où l’extrême-droite réalise ses scores les plus importants.
La révélation de ces projets a provoqué une vague de sidération, particulièrement dans un pays longtemps considéré comme “immunisé” face à l’extrême-droite. Cette sidération explique-t-elle à elle seule l’ampleur des manifestations ?
Sans doute pas, car la mobilisation s’est inscrite dans une dynamique de mobilisation citoyenne, de création de collectifs ces dernières années à travers l’Allemagne, et notamment à l’Est, pour lutter contre l’AfD et l’extrême-droite. Que ce soit une réponse locale comme à Chemnitz après les attaques anti-migrants de 2018, ou plus générale à l’évolution de la situation politique. Il n’en reste pas moins que cette mobilisation est sans précédent par son ampleur et sa durée. Dès lors, quel impact aura-t-elle, et l’effet en sera-t-il durable ?
Pouvez-vous détailler ?
Ces mobilisations ne vont sans doute pas convaincre des électeurs déjà convaincus par l’AfD de changer d’orientation politique. Au contraire, cela peut même renforcer la distance avec ses électeurs. Dans les derniers sondages à l’échelle fédérale, l’AfD connaît un léger reflux : si le parti a perdu 2 à 3 points, et est repassé sous les 20 % - pour la première fois depuis l’été 2023 - son noyau dur ne semble pas entamé. Il n’y a pas, à ce stade, d’évolution massive.
Au-delà des électeurs de l’AfD, l’une des questions posées par ces mobilisations est la suivante : est-ce un feu de paille, certes historique mais un feu de paille, ou un électrochoc citoyen et politique dans une année 2024 qui compte de nombreux scrutins d’importance, à la fois européens et régionaux ? Certains vont jusqu’à comparer ces mobilisations à celles que la France a connues après que le président du Front national, Jean-Marie Le Pen, se soit, le 21 avril 2002, qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle. Cette remobilisation, ce regain d’intérêt pour la politique a d’ailleurs pu se lire dans de récentes élections locales, comme en janvier en Thuringe.
L’Allemagne a pourtant l’image d’un pays du consensus et de la coopération, plutôt que de la confrontation et des manifestations.
Tout à fait, ce qui explique aussi pourquoi on s’étonne si facilement des grèves en Allemagne. Il y en a, particulièrement ces dernières années, dans les trains, les aéroports, les services publics, parmi les agriculteurs… Sur fond de tensions et d’inquiétudes énergétiques et économiques, d’inflation qui ronge le pouvoir d’achat, de débats sur les conditions de travail… Ces enjeux ne sont d’ailleurs pas tous propres à l'Allemagne, comme on le voit avec les manifestations d'agriculteurs à travers l’Europe.
Une grande différence avec la France est qu’il n’y a pas de grève politique, ou générale, en Allemagne : il ne pourrait pas y avoir de grève contre la réforme des retraites comme en France au printemps 2023. Il n’en reste pas moins que des grèves à répétition comme encore récemment dans les chemins de fer ou des blocages de routes ne sont pas dans la tradition des relations sociales allemandes.
Ce qui est frappant, c’est que l’Allemagne connaît une croissance générale de la contestation.
Alors que la France connaît relativement moins de mobilisations, mais soutenues. Et on ne peut pas écarter le scénario d’une convergence des mécontentements et de leurs manifestations à travers l’Europe.
L’AfD, comme d’autres partis à travers l’Europe, cherche à capitaliser sur les contestations face aux difficultés économiques, et aux défis de la transition écologique. L’AfD critique le poids des normes et de la bureaucratie, la déconnexion - réelle ou supposée - des responsables politiques, voire même l’intégration européenne - la présidente du parti a appelé en janvier à un “Dexit”, une sortie de l’Allemagne de l’Union européenne.
A contrario, les manifestations actuelles contre l’extrême-droite, par rapport aux précédentes, s'inscrivent dans ce contexte de contestation et de mobilisation croissantes.