Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.
Nous nous sommes penchés récemment sur les nombreux différends entre la France et l’Allemagne : énergie, défense, finances publiques… Revenons aujourd’hui plus en détails sur la défense, avec des signaux parfois contradictoires ces derniers temps : alors, avancées ou non Marie-Sixte Imbert ?
Disons-le d’emblée, la coopération franco-allemande de défense est foisonnante. Elle est à la fois politique et stratégique, opérationnelle (pensons à la Brigade franco-allemande, ou à l’escadron de transport commun). Elle est également académique
(pensons aux échanges et formations conjointes), économique et industrielle. Avec un projet phare, celui de système de combat aérien du futur - le SCAF : c’est notamment ce projet qui achoppe sur un certain nombre d’éléments. Alors que le SCAF doit remplacer à partir de 2040 nos Rafale et les Eurofighters, et donc assurer notamment la composante aérienne de notre dissuasion nucléaire.
Disons-le également d’emblée : l’Allemagne, depuis l’invasion russe en Ukraine en février 2022, est beaucoup plus allante en matière de défense. C’est le sens par exemple du fonds de 100 milliards d’euros, inscrit dans la Loi fondamentale fédérale depuis le printemps.
L’Allemagne souhaite donc renforcer sa défense : où en sont ses capacités militaires ?
L’Allemagne n’a pas l’armée dont elle a besoin : elle manque de soldats, leur entraînement est insuffisant comme leur équipement. Le 27 février 2022 au Bundestag, le chancelier Olaf Scholz a souhaité que l’Allemagne ait des “avions qui volent” et des “bateaux qui prennent la mer” : c’était son discours de la “Zeitenwende”, du “changement d’époque”. ⅓ des blindés allemands ou des navires ne sont pas opérationnels. Pour l’aviation, ce sont les ⅔.
On se souvient des critiques de la part de l’Ukraine au printemps sur la lenteur des livraisons d’armements : la ministre fédérale de la Défense répondait que les stocks de la Bundeswehr étaient vides. Tandis que le chef de l’armée de Terre écrivait au matin du 24 février 2022 : “Les forces que je dirige sont plus ou moins nues”.
L’enjeu pour l’Allemagne n’est pas tant de réarmer que de monter en capacités, et de moderniser, pour pouvoir prendre ses responsabilités.
Faisons un détour par l’histoire récente : comment le débat public en matière de défense a évolué en Allemagne ? Pourquoi cette réticence historique en matière militaire ?
Elle s’explique par l’histoire particulière de l’Allemagne : jusqu’en 1994, son armée ne pouvait opérer qu’à l’intérieur des frontières. Il a fallu une décision du Tribunal constitutionnel pour permettre des opérations extérieures. Elles doivent remplir plusieurs conditions : préserver la paix, respecter le droit international, avoir été approuvée par le Bundestag dès que des soldats risquent d’être mêlés à des combats, et s’inscrire dans le cadre des alliances de Berlin.
Son armée est une armée parlementaire : le gouvernement peut agir sans l’aval du Bundestag dans le cas d’un “péril imminent”,mais il doit ensuite sans délai solliciter son accord. L’Allemagne réalise essentiellement des opérations de maintien de la paix, avec beaucoup moins de soldats mobilisés que la France.
En parallèle, le poids relatif de l’armée et de son budget ont diminué depuis la fin de la Guerre froide, en Allemagne comme de manière générale en Europe et en Occident - au point de ne pas pouvoir faire face à un conflit de haute intensité. Sur fond de pacifisme viscéral en Allemagne : la Bayerische Landesbank a par exemple décidé en 2021 de ne plus investir dans des entreprises qui consacrent plus de 20 % de leur activité à la défense ou qui exportent des armes.
Le 24 février 2022 représente-t-il ainsi une prise de conscience dans l’opinion en Allemagne ?
Cette prise de conscience, préparée depuis plusieurs années, a cristallisé lors de l’invasion de l'Ukraine. L’objectif de prise accrue de responsabilités géopolitiques, et militaires, a été annoncé par Olaf Scholz le 27 février. Il a été rappelé en marge du sommet de l’OTAN en juin, ou devant les cadres de la Bundeswehr mi- septembre. Fonds spécial de 100 milliards d’euros, augmentation des budgets annuels à 2 % du PIB, augmentation des investissements, modernisation des équipements, réformes nécessaires… les annonces sont nombreuses, la tâche est complexe.
L’Allemagne a donc pour objectif de monter en puissance, et même de devenir la “force armée la mieux équipée d’Europe”, avec la “plus grande armée conventionnelle d’Europe” selon Olaf Scholz. La France s’est fixée comme objectif d’être la première puissance militaire en Europe : y a–t-il concurrence ?
Le sujet a agité le débat public, nous en avions parlé, mais l’Allemagne reste la première puissance européenne, la “nation la plus peuplée”, “dotée de la plus grande puissance économique”, “située au centre du continent”, pour citer également Olaf Scholz.
Qu’elle prenne ses responsabilités en matière militaire est une bonne nouvelle, d’ailleurs appelée de ses vœux depuis longtemps par la France notamment. Paris reste loin devant, seule puissance nucléaire européenne, avec des budgets également en hausse depuis 2017.
Pour en revenir aux différends bilatéraux, les difficultés ne sont pas nouvelles. Olaf Scholz a donné un signal politique mitigé en ne mentionnant pas le char du futur ou le système de combat aérien du futur, notamment à Prague le 29 août. Tandis que Berlin optait pour un système de bouclier anti-missiles européen sans la France, après l’achat d’avions de combat F-35 aux Etats-Unis au printemps. Et alors que les questions de répartition de la charge de travail entre industriels ou de gestion de la propriété intellectuelle par exemple donnent lieu à d’intenses négociations. On assiste ces dernières semaines à des rapports de force rendus publics, les agacements sont nombreux. On semble être dans la dernière ligne droite pour un accord officialisé sur la phase 1B du SCAF, qui ouvrira la voie à un démonstrateur d’ici 2027 : la situation reste complexe, et mouvante.
Pour finir, Paris voudrait que les investissements soient le plus possible dans un cadre européen, avec des programmes de coopération par nature longs et coûteux. Le chancelier n’y est pas hostile mais il est prêt, comme d’autres au sein de l’UE, à coopérer avec les Etats-Unis. Ses budgets donnent à l’Allemagne un formidable levier, au profit ou au détriment d’une Europe de la défense.
Entretien réalisé par Laurence Aubron