Les relations franco-allemandes - Marie-Sixte Imbert

2022-2023, la confirmation de la “Zeitenwende”

2022-2023, la confirmation de la “Zeitenwende”

Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.

En cette année 2022-2023, nous aurons vu les conséquences toujours visibles de la Covid-19, celles de l’invasion russe en Ukraine de 2022, mais aussi l’aggravation de la crise environnementale, l’accélération de la révolution numérique et de la mue européenne, et les difficultés de la coopération internationale. Quel bilan pour l'Allemagne de cette année ?

Nous ne mesurons pas encore l’ensemble des conséquences, mais cette année aura confirmé l’évolution du pays sur un point majeur, celui de son rapport à lui-même. Berlin se perçoit plus volontiers comme une puissance politique et géopolitique, après avoir officiellement renoncé, sous la pression des événements mais après une gestation de plusieurs années, au seul prisme économique en matière de relations internationales. Les liens notamment énergétiques avec la Russie sont à l’évidence repensés, et le lien - traditionnel - avec les États-Unis considérablement raffermi, tandis que Berlin tente de réduire sa dépendance relative, notamment économique et commerciale, à une Chine par trop imprévisible. C’est une logique non de découplage, mais de réduction progressive du risque relatif, tandis que la France se montre plus allante - mais est aussi moins exposée. On attend d'ailleurs la publication de la stratégie spécifique de l’Allemagne envers la Chine en juillet 2023. Pour Berlin, l’enjeu n’est plus tant la “Zeitenwende”, le “changement d’époque” dont le Chancelier Olaf Scholz avait parlé dès le 27 février 2022, mais au “Tempo”, à la mise en œuvre rapide des changements de politique appelés par ce changement d’époque alors que le diable se niche dans les détails. En matière économique, par exemple, les entreprises allemandes restent toujours aussi “accros” au marché chinois.

Dans ce contexte, comment fonctionne la coalition fédérale, inédite à Berlin, au pouvoir depuis décembre 2021 ?

Cette coalition entre les sociaux-démocrates du SPD, les Verts et les libéraux du FDP, avance sur un certain nombre de sujets, de l’augmentation du salaire minimum horaire en octobre 2022, à la loi de juin 2023 pour faciliter l’immigration de travail, en passant par le soutien à l’économie et aux particuliers face à l’inflation avec les fameux 200 milliards d’euros de l’automne 2022, ou la publication mi-juin 2023 d’une première stratégie sur la sécurité nationale avec des mois de retard, alors que le plus grand exercice d'entraînement aérien jamais mené par l’Otan se déroulait au-dessus de l’Allemagne. Mais les sujets de tensions au sein de la coalition sont très nombreux, et ces tensions ont une visibilité nouvelle - par exemple dans les débats de cet été 2023 sur le projet de loi pour interdire le chauffage au gaz et au fioul. Le Chancelier fédéral a dû et doit encore faire valoir le “Kanzlerprinzip” pour trancher des sujets qui divisent ses ministres, par exemple dans les négociations, tendues, sur le projet de budget pour 2024.

Pourquoi cette coalition fédérale connaît-elle de telles tensions ?

Arriver à faire avancer ensemble trois partis très différents n’est pas une sinécure - beaucoup avaient d’ailleurs été surpris en 2021 par des négociations de coalitions assez rapides dans un tel cas de figure : elles avaient duré environ 2 mois. Et alors que cette coalition est au pouvoir depuis 1 an et demi, un certain nombre de chantiers en cours n’ont pas encore donné tous les résultats escomptés. Au surplus, ses partis sont malmenés alors que la coalition n’a plus de majorité dans l’opinion d’après les sondages.

Si cette coalition conserve la majorité au Bundestag, et que les sondages sont avant tout des thermomètres, des élections régionales aux résultats parfois désastreux - par exemple pour les libéraux - n’incitent pas aux compromis, notamment sur des marqueurs politiques essentiels pour chaque parti. Des partis qui ont dû avaler des couleuvres : le recours au GNL voire au charbon, ou la réforme européenne de la politique d’immigration pour les Verts, ou des dépenses revues à la hausse pour les libéraux férus d'orthodoxie budgétaire. Et la communication de la coalition est à la peine.

Qu’en est-il de l’opposition ?

Les chrétiens-conservateurs de la CDU restent tiraillés entre l’héritage plutôt centriste d’Angela Merkel et la pression de l’extrême-droite - même si son président Friedrich Merz a confirmé de manière très claire lors du congrès du parti en juin 2023 le maintien d’un cordon sanitaire face à l’AfD. Alors que la CDU, en tête dans les sondages avec potentiellement 27 à 29 % des voix, peine à proposer des alternatives, elle a lancé la refonte de son programme politique vieux de 16 ans : le résultat est attendu pour le printemps 2024.

L’extrême-droite de l’AfD, l’Alternative pour l’Allemagne, atteint quant à elle des records, près de 20 % dans les sondages - et pour un tiers, ce soutien ne traduit pas un choix par dépit, mais une adhésion au programme du parti. Avec une nuance : le parti - comme tous les autres sauf l’extrême-gauche de Die Linke - est revenu à sa position dans les sondages d’il y a 5 ans. L’AfD attire par exemple les déçus de la position pro-Ukraine de l'Allemagne - et de l’Union européenne. Mais le parti lui-même évolue, bien loin d’une stratégie de déradicalisation comme en France ou en Italie, bien au contraire - et l’AfD est sous la surveillance des services de renseignement.

La coalition pourra-t-elle se maintenir au pouvoir jusqu’aux prochaines élections fédérales de l’automne 2025 ?

Face aux tensions, la question se pose à intervalles réguliers. Mais nous n’avons pas de boule de cristal, et il ne faut pas oublier qu’aucun parti de la coalition ne semble à l’heure actuelle avoir d’intérêt à provoquer sa chute - et à en assumer la responsabilité dans un pays qui reste majoritairement attaché au compromis et à la stabilité. Et n’oublions pas également qu’en Allemagne, pour pouvoir faire chuter un gouvernement, une majorité au Bundestag doit élire un successeur au chancelier : c’est la clause de “défiance constructive”, écrite en 1949 pour éviter l’instabilité politique de la République de Weimar.

En revanche, les élections régionales en Bavière et en Hesse en octobre 2023 seront très intéressantes à suivre. En Hesse, c’est la Ministre fédérale SPD de l’Intérieur, Nancy Faeser, qui se présente.

Quelle conclusion peut-on tirer de cette année ?

Qu’il y aurait encore beaucoup à dire ! Récession de la première puissance économique européenne, pénurie de main-d’œuvre, difficultés de l’industrie et notamment de l’automobile, difficultés à l’exportation, inquiétudes sur la capacité à attirer et conserver des capacités de pointe, urgence à moderniser les infrastructures, inflation toujours très élevée… mais je vous renvoie à nos dernières chroniques. Un exemple simplement : Intel a annoncé mi-juin 2023 augmenter à 30 milliards d’euros son investissement dans une future usine de puces électroniques à Magdebourg, dans le centre du pays. L'usine de Magdebourg devrait être opérationnelle en 2027 ou 2028, dans une stratégie allemande et européenne de renforcement des capacités européennes en matière de micropuces d’ici 2030. C’est aussi un record historique en matière d’investissements directs, mais le montant de la subvention publique a aussi été revu à la hausse, de 7 à 10 milliards d’euros. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Il est en tous les cas à l’image des nombreuses interrogations de l’Allemagne sur son modèle économique dans un contexte de forte compétition internationale, et sur elle-même.

On aurait aussi pu parler des mouvements pour l’environnement, du nucléaire et de la question des déchets, de la visite d’État d’Emmanuel Macron en Allemagne du 2 au 4 juillet 2023 et de l’état des relations franco-allemandes… Ce sera pour une prochaine fois !

Entretien réalisé par Laurence Aubron.