Les relations franco-allemandes - Marie-Sixte Imbert

Décoration et polémiques : Angela Merkel et son bilan

Décoration et polémiques : Angela Merkel et son bilan

Tous les mardis sur euradio, la spécialiste en affaires européennes et relations franco-allemandes Marie-Sixte Imbert analyse et décrypte les derniers événements et enjeux des relations franco-allemandes.


Le 17 avril 2023, l’ancienne Chancelière fédérale Angela Merkel a reçu la plus haute distinction allemande. La polémique est grande, mais tout d’abord, de quoi s’agit-il ?

La Grand-Croix du Mérite est la plus haute distinction, qui n’avait été attribuée dans sa forme exceptionnelle que deux fois dans l’histoire de la République fédérale. Et à deux autres chanceliers chrétiens-démocrates : Konrad Adenauer (Chancelier de 1949 à 1963) et Helmut Kohl (1982-1998). Pour l’anecdote, c’est le président Frank-Walter Steinmeier qui a remis cette décoration à elle dont il fut par deux fois ministre des Affaires étrangères. Si polémique il y a, c’est que le bilan de “Mutti”, vue il n’y a pas si longtemps comme leader de l’Europe, est remis en question depuis la guerre en Ukraine.

Angela Merkel n’est-elle pourtant pas la seule à avoir accompli quatre mandats complets à la chancellerie, dirigeant l’Allemagne pendant 16 ans ? N’a-t-elle pas pris un certain nombre de décisions marquantes comme la sortie du nucléaire en 2011 ou l’accueil des réfugiés en 2015 ? N’a-t-elle pas incarné un leadership international nécessaire lors du départ de Barack Obama de la Maison blanche en 2017 ?

Elle a un parcours remarquable, fille d’un pasteur qui eut la curieuse idée de quitter l’Allemagne de l’Ouest pour aller évangéliser la RDA, chercheuse formée à l’Est et choisie par Helmut Kohl pour cette raison au moment de la réunification. Elle a connu une longévité exceptionnelle en politique et un très large soutien au sein de la population allemande. Lors de sa dernière campagne fédérale, les affiches la représentaient mains jointes en losange : le “Merkel-Raute” incarnait Merkel dans une Allemagne aspirant à la stabilité, l’efficacité et la prospérité. La CDU en avait même fait un émoticône ! Tout cela avec un sens consommé du compromis, au cœur de la politique allemande. Angela Merkel a selon Frank-Walter Steinmeier “servi l’Allemagne avec ambition, sagesse et passion”.

Pourquoi dans ce cas une telle récompense fait polémique ? Qui la critique ?

Il y a certainement une question de timing : Angela Merkel a quitté la chancellerie en décembre 2021. Le temps du bilan est ouvert, d’autant que l’invasion russe en Ukraine a rebattu les cartes. Merkel appartient au monde d’avant l’invasion et incarne, injustement peut-être, une forme de naïveté ou de cynisme face aux ambitions impériales russes. Son propre parti est désormais dans l’opposition face à une coalition fédérale qui veut moderniser le pays. L’heure est donc au devoir d’inventaire - et il y a des points à critiquer - alors qu’Angela Merkel a trop incarné le pays et dominé jusque dans son parti. Et la CDU est désormais dirigée par Friedrich Merz, son ancien adversaire vaincu et ennemi juré - la vengeance est certainement un plat qui se mange froid.

Que reproche-t-on à la Chancelière ? Ces critiques sont-elles nouvelles ?

Elles ne sont pas foncièrement nouvelles, mais éclairées d’un nouveau jour. On lui a souvent reproché sa lenteur à décider et à agir - critique classique en France où l’on adore user d’un discours flamboyant même si l’effet en est parfois modeste. On lui a reproché de se laisser guider par l’opinion plus que par des convictions, d’avoir mis du temps à comprendre l’échelon européen et d’avoir avant tout bénéficié des fruits de décisions prises avant elle ou portées par des acteurs qu’elle aurait siphonnés.

On estime ainsi que la bonne santé économique allemande de la fin des années 2000 et des années 2010 s’explique en partie par les réformes de la coalition SPD-Verts du début des années 2000. La sortie du nucléaire a été accélérée en 2011, mais avait été décidée dès 2002. Tandis que l’actuelle coalition entend désormais moderniser le pays, ses infrastructures ou agir pour l’environnement. Sur la Russie, la liste des critiques est également longue : celle d’une politique fondée sur le commerce comme levier d’ouverture et de démocratisation, avec le maintien de liens forts y compris après 2014. Un symbole : le fameux gazoduc Nord Stream 2 qui devait contourner notamment l’Ukraine et augmenter la dépendance énergétique de Berlin. Cela dit, la France a-t-elle été plus lucide, alors que Nicolas Sarkozy a vendu des navires de guerre à la Russie de Vladimir Poutine après la guerre de Géorgie en 2008, vente finalement annulée par François Hollande en 2014 ?

Cette Grand-Croix de classe spéciale, c’est une récompense pour une époque d’ores et déjà révolue ?

Les paradoxes sont nombreux - et les réactions les plus positives sont venues des ancien·nes opposant·es d’Angela Merkel, SPD et Verts. Un point n’a en revanche pas changé : c’est l’attitude virulente de l’AfD, une extrême-droite qui s’est renforcée pendant ses 16 ans à la tête de différentes coalitions - comme partout ailleurs en Europe. Pour résumer, deux citations : “Merkel a contribué à ce que l’Allemagne soit considérée durant seize ans comme un partenaire respecté”, selon la Neue Osnabrücker Zeitung, et “Merkel est devenue un anachronisme politique, le symbole d’une ère disparue” pour Die Welt.

Cette cérémonie est sans doute avant tout symbolique : quels sont ses enseignements ?

Elle pose des questions majeures en démocratie. Celui de la responsabilité politique : écouter et décider, rendre compte. Faut-il suivre l’opinion publique y compris dans ses soubresauts, ou suivre des convictions y compris contre l’opinion publique ? Faut-il avoir des convictions ? Quelle place pour le dialogue, le compromis ? Quelle place pour le changement et l’innovation, particulièrement dans des sociétés vieillissantes comme l’Allemagne ? Comment à la fois gérer les crises, maintenir le statu quo et préparer l’avenir ? Comment faire société, notamment en transition ? Cette décoration n’apporte pas de réponse définitive, mais rappelle combien ces questions sont fondamentales.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.