Chaque semaine sur euradio, Marie-Sixte Imbert, consultante en affaires publiques et relations européennes, Senior Fellow de l'Institut Open Diplomacy, décrypte les relations franco-allemandes et la politique intérieure de l'Allemagne.
Suite de la semaine dernière : nous analysions les très importantes manifestations en Allemagne, en ce mois de janvier 2024, contre l’extrême-droite et pour la démocratie.
Oui, elles sont massives depuis la révélation de la discussion d’un projet d’expulsion en masse d’étrangers et d’Allemands d’origine étrangère, lors d’une réunion à laquelle ont participé, fin novembre 2023, des leaders de l’AfD, les extrémistes d’Alternative für Deutschland.
Ce parti d’extrême-droite est autoritaire, ouvertement raciste, xénophobe, et il poursuit sa radicalisation après avoir intégré un certain nombre d’institutions comme le Bundestag, la chambre basse du Parlement allemand. Les sondages sont en léger recul fin janvier 2024 mais continuent à battre des records historiques, entre 20 % et 21,5 %. Néanmoins, 77 % des Allemands ne soutiennent pas l’AfD, ce que les manifestations rappellent avec force.
Nous nous étions quittés sur la question de l’interdiction de l’AfD.
C’est une des demandes des manifestants. L’article 21 de la Loi fondamentale permet en effet d’interdire “les partis, qui, d’après leurs buts ou d’après le comportement de leurs adhérents, tendent à porter atteinte à l’ordre constitutionnel libéral et démocratique, ou à le renverser, ou à mettre en péril l’existence de la République fédérale d’Allemagne”.
Des partis ont-ils déjà été interdits dans l’Allemagne fédérale ?
Oui, le Parti socialiste du Reich créé par d’anciens nazis en 1952, et le parti communiste en 1956. Cependant, en 2017, le Tribunal constitutionnel a refusé d’interdire le parti néo-nazi NPD, considérant que s’il était bien hostile à la Loi fondamentale, le faible nombre de ses membres l’empêchait de constituer un danger.
Aujourd’hui,
un certain nombre de juristes estiment qu’une procédure pourrait
être lancée contre l’AfD, en raison du comportement de ses
membres, de leur idéologie et de leur nombre, mais la situation
politique est bien différente. L’AfD monte jusqu’à 30-38 % dans
les sondages pour les prochaines élections régionales dans trois
Länder en septembre 2024 - la Saxe, la Thuringe et le Brandebourg.
Or une procédure d’interdiction, surtout si elle devait échouer,
pourrait politiquement profiter à l’AfD, lui permettant de se
positionner comme victime : de nombreux responsables politiques se
montrent donc très prudents. En tout cas, l’AfD est sous la
surveillance des services de renseignement allemands.
Pour l’Allemagne, l’équilibre est donc très complexe. Au-delà de leur interdiction même, des partis peuvent-ils être privés de fonds publics ?
Oui, c’est ce que le Tribunal constitutionnel a confirmé le 23 janvier 2024 pour “Die Heimat” - c’est le nouveau nom du NPD, dont nous parlions, d’ailleurs très proche de l’AfD. Ce parti n’avait plus de financement direct depuis 6 ans - en Allemagne, il faut avoir obtenu au moins 0,5 % aux élections nationales ou européennes, ou 1 % aux régionales. Mais “Die Heimat” bénéficiait d'avantages fiscaux, pour les dons notamment. Le jugement était attendu depuis 2019 - une telle procédure pourrait être lancée contre l’AfD.
On
peut aussi penser aux fondations politiques - indépendantes, elles
sont adossées aux partis qui disposent d’un groupe au Bundestag.
Depuis 2017 et l’entrée de l’AfD au Bundestag, sa
Desiderius-Erasmus-Stiftung (DES) ne bénéficie pas de financements
publics : en février 2023, le Tribunal constitutionnel a donné
raison à l’AfD qui contestait cette situation, et demandé
l’adoption d’une loi dédiée aux fondations.
La loi a été
adoptée en novembre 2023 : pour bénéficier de fonds publics pour
sa fondation, un parti doit avoir été élu trois fois de suite au
Bundestag (pour l’AfD, c’est la deuxième fois), et sa fondation
doit s'engager en faveur de l'ordre fondamental démocratique. On en
revient à la question de l'évaluation de ce point fondamental.
Nous avons parlé des partis : existe-t-il des dispositions contre les personnes qui s’opposent aux principes démocratiques ?
On en parle peu : l’article 18 de la Loi fondamentale allemande permet au Tribunal constitutionnel de déchoir de ses droits fondamentaux “quiconque abuse de la liberté d’expression des opinions, notamment de la liberté de la presse, de la liberté de l’enseignement, de la liberté de réunion, de la liberté d’association [...] pour combattre l’ordre constitutionnel libéral et démocratique”. Un exemple hors article 18, mais qui concerne l’AfD : depuis l’été 2023, il est légalement possible de qualifier Björn Höcke, un de ses leaders, de “nazi”.
Comment lutter contre l’extrême-droite, en Allemagne comme en France, nous aurons l’occasion d’y revenir avec les élections européennes qui approchent, le 9 juin 2024.