Chaque semaine, Jacob Ross chercheur au Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP), revient pour nous sur les liens qui unissent la France et l'Allemagne.
L'année 2025 commence dans l'ombre de l'investiture de Donald Trump le 20 janvier. Quel regard porte l'Allemagne sur cet événement auquel le monde entier se prépare actuellement ?
Le regard allemand est tout d'abord marqué par une nervosité grandissante. Après tout, les hommes politiques et les institutions allemandes, le chancelier allemand et le ministère des Affaires étrangères par exemple, se sont très clairement prononcés en faveur de la candidate du parti démocrate, Kamala Harris, lors de la campagne électorale américaine. Rappelons aussi que durant le premier mandat de Trump, entre 2017 et 2020, l'Allemagne a été la cible privilégiée des critiques et des attaques en tout genre du président américain contre ses alliés européens. Mais avant même l'investiture de Trump, le président américain ainsi que ses conseillers projettent déjà leur ombre sur l’Allemagne. Car ici aussi, des élections auront lieu bientôt, le 23 février pour être précis. Les électeurs allemands seront alors appelés à élire un nouveau Bundestag, une des chambres du parlement allemand. Un nombre croissant de ces électeurs et surtout les plus jeunes s'informent partiellement ou exclusivement sur les médias sociaux tels qu'Instagram, Tik Tok, ou X. Et c’est sur X, anciennement Twitter, que ces électeurs tombent de plus en plus souvent sur les recommandations électorales du propriétaire du réseau, milliardaire de la tech et qui, depuis la campagne électorale américaine précédente, est devenu un proche conseiller et probablement futur membre du gouvernement de Donald Trump : Elon Musk.
Qu'est-ce qu'Elon Musk a à voir avec la campagne électorale allemande et quelles recommandations électorales donne-t-il aux Allemands ?
A première vue, et probablement aussi à la deuxième, Musk n'a strictement rien à faire dans la campagne électorale allemande - ni sur sa propre plateforme X, ni ailleurs, dans les médias classiques. Il est vrai que le milliardaire a investi beaucoup d'argent dans la construction d'une usine de son entreprise d’automobiles électriques Tesla dans le Brandebourg, proche de Berlin, il y a quelques années. Lors de la dernière campagne électorale au Bundestag, c'était en 2021, plusieurs candidats à la chancellerie lui avaient donc fait des avances et avaient essayé de faire campagne à ses côtés. Notamment le candidat du parti de centre-droit CDU, Armin Laschet. A l'époque, c’étaient les politiciens allemands qui avaient cherché à se rapprocher de Musk, car celui-ci représentait à la perfection la réussite entrepreneuriale et l'esprit d'innovation que les Européens envient tant aux Américains. Mais aujourd'hui, c'est l'inverse et le ton a considérablement changé. Le 28. décembre, un article d'opinion de Musk, publié dans le quotidien allemand « Die Welt », a perturbé le calme de l’après-Noel et de la fin d'année. Musk y explique pourquoi seul l'AfD, le parti d'opposition populiste de droite, pourrait sauver l'Allemagne du déclin. Depuis, Musk en a rajouté à plusieurs reprises. Le 9 janvier, il a tenu sur X une conversation d’environ une heure avec la tête de liste et candidate à la chancellerie de l'AfD, Alice Weidel. Weidel et l'AfD sont actuellement en deuxième position derrière la CDU dans les sondages, estimés entre 18 et 20%. Ils espèrent continuer à progresser grâce à l'attention et à la publicité que Musk leur apporte.
Quel est l'intérêt de Musk à promouvoir un parti d’extrême droite en Allemagne ?
Très bonne question, sur laquelle on se casse la tête un peu partout en
Allemagne en ce moment. Certains observateurs voient dans les attaques
de Musk, qui ont d'ailleurs visés le gouvernement actuel et le
chancelier en fonction, Olaf Scholz, à plusieurs reprises,
une revanche pour les commentaires de Scholz et d'autres politiques
allemands lors de la campagne électorale américaine. Et c’est vrai : la
critique allemande de Musk souffre du fait que des voix allemandes se
sont publiquement positionnés dans la campagne
électorale américaine.
Une autre explication, qui fait référence aux tweets de Musk sur
d'autres gouvernements et dans d'autres États, comme le Royaume-Uni tout
récemment, est que le milliardaire veut renforcer les partis et les
voix populistes de droite à travers tout l'Occident.
Sa démarche rappelle à certains les tentatives de Steve Bannon, un
proche conseiller de Trump lors de son premier mandat, qui était ensuite
tombé en disgrâce, de promouvoir une sorte d'internationale
nationaliste. Cependant, Trump avait alors montré peu d'intérêt
pour ces projets intellectuels et s'était concentré sur les États-Unis,
fidèle à sa devise : America first.
Devons-nous donc nous préparer à ce que Musk et d'autres commentent
la politique européenne depuis l'Amérique au cours des quatre prochaines
années et tentent de l'influencer ?
J'en ai bien peur. Bien que certains spéculent déjà sur le fait que les déclarations répétées de Musk, et surtout l'attention médiatique qu'elles génèrent, pourraient susciter le mécontentement de Trump – car, après tout, le prochain président américain n'aime pas quand quelqu’un d’autre est au centre de l'attention – Musk risque de rester un acteur influent dans les relations internationales. Ce n'est que récemment qu'un autre géant du monde des médias sociaux, Marc Zuckerberg, a fait entrer un proche de Trump, l'organisateur d'arts martiaux Dana White, au conseil d'administration de son entreprise META, qui possède notamment Facebook, Instagram et Whatsapp. Cette décision a été perçue comme un ralliement à Trump, tout comme l'annonce de Zuckerberg de réduire le contrôle des contenus sur ses plateformes et de l'aligner sur les mécanismes en place sur X. Pour l'Allemagne - mais aussi pour la France - se pose donc la question urgente de savoir comment on va gérer dans les années à venir le fait que des membres du gouvernement d'un allié proche - dont les deux pays restent par ailleurs très dépendants des garanties de sécurité - s'immiscent activement dans les débats politiques et promeuvent les populistes de droite. Marine Le Pen et Éric Zemmour sont invités pour l’inauguration à Washington, le 20 janvier, et Steven Bannon, dont j'ai parlé au début, continue de placer de grands espoirs dans les partis français Rassemblement national et Reconquête pour poursuivre la marche triomphale des populistes de droite en Europe dans les années à venir.
Que peuvent faire les gouvernements européens face à cela ?
Les appels à la régulation des plateformes de médias sociaux se sont multipliés ces dernières années en France, en Allemagne et dans d'autres pays de l'UE. L'Union a déjà légiféré et il sera désormais intéressant de voir si elle parviendra effectivement à faire appliquer les lois européennes contre les géants américains des médias sociaux. Le problème de l'Europe reste que nous agissons en position de faiblesse : Nous n'avons pas de plateformes alternatives sur lesquelles nous pourrions nous rabattre. Nous manquons d'entreprises technologiques et nous sommes de plus en plus distancés. Et si des acteurs comme Elon Musk parviennent à creuser davantage les fossés dans nos sociétés à travers des commentaires sur les médias sociaux, c'est avant tout – si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes – parce que nous ne parvenons pas à résoudre nos problèmes et à combler ces fossés.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.