Chaque semaine, Jacob Ross chercheur au Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP), revient pour nous sur les liens qui unissent la France et l'Allemagne.
À quatre semaines des élections du Bundestag, le parti d’extrême droite AfD est autour de 20% dans les sondages. Une attaque au couteau relance le débat sur la sécurité intérieure et pourrait pousser davantage d'électeurs dans les bras du parti. Que se passe-t-il en Allemagne ?
La semaine dernière, un garçon de 2 ans a été tué dans une attaque au couteau à Aschaffenburg, en Bavière. Une fille de deux ans a été grièvement blessée et un homme de 41 ans, qui s'était interposé entre l'agresseur et le groupe d'enfants, a également été tué – probablement en sauvant la vie d’autres enfants. L'agresseur est un homme afghan de 28 ans, qui suivait un traitement psychiatrique et était déjà connu pour être violent et dangereux. Il était entré en Allemagne fin 2022 - via la Bulgarie. L’homme était sous le coup d'une obligation de quitter le territoire en raison d'une procédure d'asile interrompue. Une procédure dite de « Dublin » avait été lancée. Selon cette procédure, l'Etat responsable de la procédure d'asile est celui dans lequel le demandeur d’asile a posé le pied en premier sur le sol de l'UE. Mais l'expulsion vers la Bulgarie avait échoué, car les délais correspondants n'avaient pas été respectés par les autorités allemandes. Le cas fait suite à une série d’attaques au couteau et de caractère terroriste en Allemagne au cours de ces derniers mois : Mannheim, en mai, Solingen, en août, l'attaque terroriste de Magdebourg, en décembre, maintenant Aschaffenburg. Et les circonstances montrent à nouveau à quel point le système d'asile et de migration en Allemagne et dans toute l'UE est dysfonctionnel.
Après l'attaque terroriste sur le marché de Noël de Magdebourg en décembre dernier, certains observateurs s'étaient déjà inquiétés que l'AfD pourrait profiter de l'acte. Quelles sont maintenant les réactions, si proche des élections ?
La candidate de l'AfD, Alice Weidel, a proposé au chef du parti conservateur CDU, Friedrich Merz, dans une lettre publique de coopérer sur la question de l'immigration. Elle exige des conservateurs de voter ensemble avec l’AfD au Bundestag pour un changement radical de la politique d'asile. Mais la CDU a répondu que si leur parti veillera à changer fondamentalement la politique migratoire, il ne comptait pour autant aucunement de revenir sur la stratégie de non-coopération avec le parti d’extrême droite, le fameux « Brandmauer » ou mur coupe-feu, la métaphore des partis autres que l’AfD qui équivaut le « front républicain » en France. Peu après l’attaque, Merz a donc promis des conséquences décisives en matière de politique d'asile et d'immigration. S'il accède au pouvoir, il ordonnera, par exemple, des refoulements de demandeurs d’asile aux frontières allemandes. Et son le groupe du CDU au parlement est désormais prêt à faire passer des textes correspondantes avec les voix de l'AfD. Car la CDU et son parti-sœur, la CSU, auraient aujourd’hui déjà une potentielle majorité parlementaire avec les voix de l'AfD, le parti de gauche populiste BSW et le parti libéral FDP pour revenir sur les politiques d’asyle et de migration des partis du centre gauche.
En France, nombreux observateurs reprochent au gouvernement de François Bayrou et notamment au nouveau ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, d’être influencé par les revendications du Rassemblement national. Peut-on comparer ces débats avec ceux qui ont lieu en Allemagne ?
Oui et non. Comme en France et dans la plupart des autres Etats membres de l'UE, les partis du centre – à gauche comme à droite - sont de plus en plus sous pression dans les débats sur l'immigration et de la sécurité intérieure. Cette dynamique est absolument comparable en Allemagne et en France. Mais la stratégie politique de long-terme est totalement différente dans les deux pays – notamment quand on compare les partis du centre-droit. En France, le front Républicain n'est en réalité revendiqué qu'entre les deux tours des élections présidentielles et législatives. En dehors des campagnes électorales, ils existent désormais des contacts réguliers avec Marine Le Pen et d'autres cadres du RN – le front républicain est donc devenu tactique. En Allemagne il demeure catégorique. Friedrich Merz a même lié son destin en tant que candidat à la chancellerie et en tant que président du parti CDU à cette question clé de la politique allemande. Il exclut catégoriquement toute coalition avec l'AfD. Mais le fait qu'il ait annoncé publiquement qu'il était désormais prêt de faire passer des propositions de loi sur la politique d’asyle et de migration, même grâce aux voies de l'AfD, a créé des doutes sur ces promesses et a relancé le débat en Allemagne.
La réaction à la montée de l'extrême droite est donc très différente en Allemagne et en France. Peut-on dire quelle stratégie est la plus efficace du point de vue des partis du centre ? Les Français peuvent-ils apprendre des Allemands - ou l'inverse ?
C'est très difficile à dire aujourd'hui. L'évolution de l’AfD et du RN au cours des dernières années a été totalement différente. L'AfD a été fondé en 2013 par des conservateurs, des professeurs d'économie, par exemple, qui critiquaient la politique de sauvetage de l'euro mené par Angela Merkel à l’époque. Aujourd'hui, les représentants ainsi que les thèmes du parti sont totalement différents. L’immigration a entièrement remplacé les questions économiques. De plus, le parti s'est radicalisé, des représentants de premier plan sympathisent publiquement avec des théories d'extrême droite et certaines parties du parti sont eux-mêmes classées comme « extrémistes de droite » et surveillées par les services secrets intérieurs allemands. L'évolution du RN au cours des dernières années a été presque opposée. Depuis que Marine Le Pen a repris le leadership du parti de son père, elle a résolument poursuivi une stratégie d’embourgeoisement et de dédiabolisation. La direction actuelle, avec Jordan Bardella ou Jean-Philippe Tanguy par exemple, n'a plus rien à voir avec les vieux cadres du Front national. Le ton s'est modéré et le parti se présente comme le groupe le plus important à l'Assemblée nationale : constructif et ouvert au dialogue. Cette stratégie semble porter ses fruits. De plus en plus de Français font confiance au RN pour assumer des responsabilités gouvernementales.
Cela décrit l'évolution des partis eux-mêmes - mais qu'en est-il du système politique dans lequel ils opèrent ?
L'AfD est aujourd'hui beaucoup plus isolée que le RN - politiquement, médiatiquement. Il Un politique risque sa carrière s'il prend contact avec des représentants de l'AfD. C'est totalement différent en France, où Michel Barnier a échangé des SMS avec Le Pen et où François Bayrou a mis en garde contre le fait d'ignorer les électeurs du RN. Les observateurs ne sont toutefois pas d'accord sur la meilleure stratégie à long terme et pour le système politique dans son ensemble. Le RN est certes beaucoup plus proche du pouvoir que l'AfD. Mais il s’est déradicalisé en même temps. L'AfD n'a, à moyen terme, guère d'options pour accéder au pouvoir. Mais le parti est de plus en plus radical et ne cesse de croître dans les sondages quand même. Il menace alors de paralyser le système politique allemand, car il devient de plus en plus difficile de former des coalitions et de faire de la politique sans ou contre l’AfD. L'attitude de la CDU vis-à-vis de l’extrême droite après les élections législatives est donc déterminante – ce qui explique la virulence des débats après l'attaque d'Aschaffenburg.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.