Chaque semaine, retrouvez Sophie Lemaître, Docteure en droit, experte des questions de corruption et d’environnement, pour comprendre comment la corruption et les crimes liés à l’environnement mettent en danger notre planète.
En 2016, l’Union européenne a interdit la pêche au chalut en eau profonde au-delà de 800 mètres dans l'Atlantique Nord-Est. Dans quelle mesure cette interdiction est-elle respectée ?
Une étude publiée dans Science Advances en janvier suspecte plus de 400 cas de fraudes. Elle a été réalisée par la Deep Sea Conservation Coalition, le Marine Conservation Institute et BLOOM. Elle se base sur les données satellites des navires européens de plus de 15 mètres de long pour lesquels le système d'identification automatique, l’AIS, est obligatoire. Et qu’ont-t-ils découvert ? Que 125 bateaux ont pêché au-delà des 800 mètres de profondeur entre novembre 2021 et octobre 2023 pendant 19 200 heures. L’interdiction mise en place en 2016 n’est donc pas respectée.
Qu’est-ce que le chalutage en eau profonde et pourquoi est-il problématique ?
Avec le chalutage en eau profonde, les fonds marins sont ratissés avec d’énormes filets lestés sur de longues distances. C’est l’une des méthodes de pêche les plus destructrices au monde. Il n’y a aucune sélection, tout est raclé : les coraux, les éponges et l’ensemble des espèces qui se trouvent sur le passage des filets. Avec ce chalutage, c’est aussi le carbone stocké dans les sédiments qui est relâché. Et cela aggrave le changement climatique. On le voit bien l’impact pour les écosystèmes marins et la biodiversité est considérable. Et c’est pourquoi l’interdiction obtenue en 2016 était une victoire pour l’océan.
Ces trois organisations ont-elles fait d’autres constats ?
Oui, l’étude révèle aussi qu’il y a eu de l’activité dans des zones protégées qui sont interdites à la pêche entre 400 et 800 mètres de profondeur. Cette interdiction est en vigueur depuis 2022 pour protéger les écosystèmes marins vulnérables. Malgré cela, les auteurs ont identité 306 navires dans ces zones protégées entre 400 et 800 mètres qui ont réalisé 3 500 heures de pêche.
Ces bateaux viennent de quels pays ?
L’étude a identifié des bateaux d’Espagne, du Portugal et de la France. Par exemple, le Jean-Claude Coulon II, un chalutier de 46m de long, a pêché plus de 58 heures au-delà des 800 mètres de profondeur. Ce navire appartient à la flotte du groupe Intermarché. Il a été démantelé fin 2023. Il faut bien avoir en tête que ces pratiques illégales que l’on retrouve en Europe sont une infime partie de ce que la flotte européenne pratique à l’étranger, notamment le long des côtes africaines.
Pouvez-vous nous en dire plus ?
Certains bateaux vont, par exemple, déconnecter leur système d'identification automatique pour éviter d’être suivis et surveillés par les Etats et les ONGs et pouvoir ainsi pêcher comme ils le veulent. Des entreprises de pêche vont également enregistrer leurs bateaux auprès de pays qui effectuent peu de contrôles. Par exemple, 39 navires de pêche industrielle battant pavillon de la Gambie, de la Mauritanie, du Sénégal et de la Guinée-Bissau ont des liens de propriété avec des entreprises européennes. Cela leur permet aussi de pêcher des espèces qu’ils ne pourraient pas pêcher autrement. En 2021, un chalutier appelé Alpha Peche 2 a changé de pavillon pour la Mauritanie au lieu de l’Espagne. Il a alors pu obtenir une licence pour pêcher les céphalopodes, comme les poulpes, une espèce que les bateaux battant pavillon européen ne peuvent pas pêcher en vertu de l'accord de pêche conclu entre l'Union européenne et la Mauritanie.
Quelles actions ont été prises à la suite de la publication de l’étude ?
Bloom a déposé plainte auprès de la Commission européenne contre la France, l’Espagne et le Portugal. L’association leur reproche de ne pas avoir effectué les contrôles nécessaires pour empêcher ces pratiques illégales. Il reste à voir quelles suites la Commission européenne donnera à cette plainte.
Une interview réalisée par Laurence Aubron.
Sources :
Lissette Victorero et coll., Tracking bottom-fishing activities in protected vulnerable marine ecosystem areas and below 800-m depth in European Union waters, 2025
Bloom, Plus de 400 cas de fraude suspectés : BLOOM porte plainte pour pêche illégale dans des zones protégées, 2025
Disclose, Chalutage en eaux profondes : l’Europe ferme les yeux sur la pêche illégale, 2025
Financial Times, The European boats fishing under a veil of secrecy, 2024