Planète compromise ?

En eau trouble

En eau trouble

Chaque semaine, retrouvez Sophie Lemaître, Docteure en droit, experte des questions de corruption et d’environnement, pour comprendre comment la corruption et les crimes liés à l’environnement mettent en danger notre planète.

Depuis plus d’un an, Nestlé est dans la tourmente. En décembre, le Sénat a même lancé une enquête sur les pratiques des industriels de l’eau en bouteille. De quoi s’agit-il ?

Des forages illégaux et l'utilisation de traitements non autorisés du fait de contaminations bactériologiques ont eu lieu pendant plusieurs années. En particulier, Nestlé et Sources Alma sont accusées d’avoir utilisé des techniques de purification interdites sur des eaux vendues comme de source ou minérales naturelles. Les enquêtes du Monde et de Radio France et du Sénat montrent aussi que des contactés répétés entre Nestlé et l’Elysée ont eu lieu et qu’ils entretiennent des liens étroits. Ce lobbying a abouti à l’assouplissement de la règlementation qui pourrait être contraire au droit européen. Ces pratiques ne sont pas uniques. La fraude, la collusion, les ententes et les pots-de-vin sont monnaies courantes dans le secteur de l’eau et de l’assainissement.

Pouvez-vous nous en dire plus ?

La corruption va, par exemple, permettre d’éviter les contrôles de la qualité de l’eau ou des rejets, d’accélérer les procédures pour lancer la construction de barrage et autres projets hydrauliques ou encore de surévaluer les coûts de modernisation ou de construction de stations d’épuration. Dans certains pays, les usagers doivent payer un pot-de-vin pour pouvoir être raccordés à l’eau ou encore avoir accès à l’eau pendant les périodes de sécheresse. Les femmes sont particulièrement vulnérables aux abus car dans de nombreux pays elles sont responsables de la gestion de l’eau pour leurs foyers. Elles sont régulièrement soumises à la sextortion, une forme de corruption qui les oblige à accorder des faveurs sexuelles en échange d’un service auquel elles ont pourtant droit. L’argent dédié à des programmes dans le secteur de l’eau va également être détourné.

Qui est impliqué dans ces pratiques ?

Et bien on retrouve des entreprises spécialisées dans la gestion de l’eau mais aussi des fonctionnaires et des élus. Le terme de « mafia de l’eau » est même utilisé.

Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?

En 2019, la Banque mondiale a radié deux filiales de Veolia Water Technologies de la liste des entreprises autorisées à participer à des projets financés par la Banque mondiale. L’une des filiales aurait versé des commissions à des agents commerciaux en échange d’informations confidentielles durant la pré-sélection pour un appel d’offres en Colombie pour améliorer la qualité de l’eau et réduire les risques d’inondation autour de la rivière Bogota. Les deux filiales auraient également tenté d’influencer l’issue de l’appel d’offres. En France, l’autorité de la concurrence a mené une enquête pendant 7 ans sur les stratégies d’entente des géants de l’eau en Ile-de-France sur un marché conclu en 2011 et qui a eu pour effet d’augmenter de manière significative les tarifs pour les usagers. Plusieurs enquêtes sur des soupçons d’ententes illicites sont actuellement menées par un juge d’instruction. Dernier exemple, à Madagascar, selon Bianco, l’agence anticorruption, Jirma, la compagnie d’eau et d’électricité, aurait détourné 1,6 millions d’euros en surfacturant des groupes électrogènes via une société écran

Quelles sont les conséquences de ces pratiques illégales ?

Il faut déjà avoir en tête qu’2,2 milliards de personnes n’ont toujours pas accès à l’eau courante potable chez elles et 3,4 milliards ne disposent pas d’installations sanitaires sûres. Donc les conséquences de la corruption et de la fraude sur les citoyens sont très concrètes. On va avoir, par exemple, une baisse de la qualité des services rendus, un gaspillage de la ressource en eau qui peut entrainer des coupures d’eau notamment en période de sécheresse. On va aussi avoir une détérioration de la qualité de l’eau, ce qui peut favoriser la propagation de maladies. Les infrastructures ne vont pas être entretenues, l’environnement et les écosystèmes vont être dégradés et pollués, notamment avec le rejet d’eaux usées. Les factures vont aussi augmenter. Donc, nous, citoyens, sommes les premiers touchés par la corruption et toutes ces pratiques illégales qu’il y a dans le secteur de l’eau. Et les plus pauvres sont les plus durement impactés.

Une interview réalisée par Laurence Aubron.

Sources :

- Public Sénat, Scandale des eaux en bouteille : « La présidence de la République savait au moins depuis 2022 que Nestlé trichait », affirme le rapporteur de la commission d’enquête, 2024

- Le Monde, Eaux en bouteille : des pratiques trompeuses à grande échelle, 2024

- Devex, The high cost of water corruption — and how to stop it, 2020

- Experts solidaires, Note d’information sur la corruption dans le secteur de l’eau et l’assainissement, 2024

- Banque mondiale, Le Groupe de la Banque mondiale annonce la radiation de deux filiales de Veolia Water Technologies, l’une française et l’autre brésilienne, de la liste des sociétés autorisées à participer à des projets financés par la Banque mondiale, 2019

- Médiapart, Un rapport confidentiel met à nu les combines du cartel de l’eau, 2024

- Transparency International, Corruption in water and sanitation services, 2017

- RFI, À Madagascar, la compagnie d’eau et d’électricité plongée dans une nouvelle affaire de corruption, 2024

- UNICEF, Progrès en matière d'eau, d'hygiène et d'assainissement des ménages 2000-2022 : gros plan sur les questions de genre, 2023