Planète compromise ?

L’affaire Fishrot ou comment la corruption détruit des vies

L’affaire Fishrot ou comment la corruption détruit des vies

Chaque semaine, retrouvez Sophie Lemaître, Docteure en droit, experte des questions de corruption et d’environnement, pour comprendre comment la corruption et les crimes liés à l’environnement mettent en danger notre planète.

Aujourd’hui, Sophie Lemaître, vous allez nous parler de l’affaire Fishrot qui a éclaboussé la Namibie et l’Islande. De quoi s’agit-il ?

Le scandale Fishrot tire son nom des documents publiés par WikiLeaks en novembre 2019. Fishrot en anglais signifie poisson pourri. Vous l’aurez donc deviné cette affaire se passe dans le secteur de la pêche. C’est à ce jour le plus grand scandale de corruption internationale dans ce secteur. Pendant sept ans, plusieurs personnalités haut-placées de Namibie dont l'ancien ministre de la Pêche et des Ressources Maritimes et l'ancien ministre de la Justice auraient reçu des pots-de-vin en échange de l’attribution de quotas de pêche à l’entreprise islandaise Samherji, l’une des plus importantes entreprises de pêche au monde.

Quel système de corruption a été mis en place ?

Environ 10 millions de dollars de pots-de-vin auraient été versés à des personnalités influentes sous la forme de loyers, d’honoraires de consultants et par l’intermédiaire de banques en Namibie et à l’étranger. L’argent était ensuite blanchi. Outre la corruption, Samherji aurait également mis en place un système d’évasion fiscale. Au total, la cellule de renseignement financier de la Namibie a identifié 650 millions de dollars de transactions douteuses liées à cette affaire.

Comment a-t-on découvert ce scandale ?

Et bien, c’est grâce au lanceur d’alerte Jóhannes Stefánsson. Il était le directeur des opérations de Samherji pour la Namibie. Il était donc aux premières loges des pratiques de corruption. Il a quitté l’entreprise en 2016 et il a transmis plus de 30 000 documents à WikiLeaks. L’affaire a été rendue publique en novembre 2019 par le journal The Namibian et la télévision islandaise RUV. De son côté, le média Al Jazeera a mené une enquête sous couverture intitulée « Anatomy of a Bribe » que l’on pourrait traduire par anatomie d’un pot-de-vin qui a été publiée en décembre 2019.

Quelles ont été les suites de ces révélations ?

La Commission namibienne anticorruption a ouvert une enquête. Jóhannes Stefánsson a coopéré avec les autorités du pays. Plusieurs personnalités politiques namibiennes ont démissionné. Une dizaine de personnes ont été arrêtées et mises en examen comme l'ancien ministre de la Pêche et des Ressources Maritimes et l'ancien ministre de la Justice. Les prévenus sont accusés de racket, de corruption, de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale. Ce scandale a également touché DNB, une des principales banques norvégiennes par laquelle certaines transactions suspectes ont transité. Økokrim, le parquet financier norvégien, a ouvert une enquête mais l’a clôturée en 2021. En revanche, l'autorité de surveillance financière de Norvège a infligé une amende à la banque en mai 2021 pour manquement à la loi norvégienne sur la lutte contre le blanchiment d’argent. Au total ce sont 27 pays qui ont été impliqués à des degrés divers dans ce scandale comme l’Afrique du Sud, les Emirats arabes unies, Chypre, les Iles Marshall, l’Ile Maurice, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, etc. Quant à Samherji, l’entreprise nie toutes les accusations de corruption.

Six ans plus tard, où en est-on ?

Un procès s’est ouvert en Namibie en 2023 mais il y a eu de nombreux reports et recours. Donc le procès est toujours en cours. En Islande, une enquête a été lancée mais personne n’a encore été mis en examen. Samherji n’est pour le moment pas poursuivie. Les pratiques de corruption ont eu un impact direct pour la population. Comme les quotas de pêche étaient alloués à Samherji et que les autres entreprises n’en recevaient plus ou moins, environ 1 000 travailleurs ont perdu leur emploi. Puis, en 2020, Samherji s’est retiré du pays à la suite du scandale et ses employés ont été licenciés. Une étude réalisée par l’Institute for Public Policy Research montre que 90% des pêcheurs qui ont perdu leur emploi n’en d’ailleurs toujours pas retrouvé et 95% d’entre eux ont indiqué ne pas pouvoir se nourrir suffisamment. Des ONGs demandent à Samherji de dédommager les personnes et les communautés qui ont perdu leurs moyens de subsistance en raison du scandale. Cette affaire montre bien les effets néfastes de la corruption et que la corruption n’est pas un crime sans victimes.

Une interview réalisée par Laurence Aubron.

Sources :

- BBC News, Le scandale de corruption qui éclabousse la Namibie et l'Islande (2023)

- The Namibian Investigative Unit, Kickback Kings: “Before everyone wakes up, we need to move …” (2019)

- Al Jazeera, Anatomy of a Bribe: A deep dive into an underworld of corruption (2019)

- WikiLeaks, Fishrot Files (2019)

- Corruption Watch, How the Fishrot scandal robbed Namibia of millions (2020)

- OCCRP, A Fishy Business: Shifting Profits Out of Africa (2020)

- DNB, Finanstilsynet confirms administrative fine (2021)

- IPPR, Right Now, I Cannot Survive - The Human Rights Impacts of the Fishrot Corruption Scandal (2024)

- IPPR, We are the ones that suffered the most - The human rights impacts of the Fishrot corruption scandal on Namibian fisheries workers (2024)