Comme chaque semaine, nous retrouvons Joséphine Staron, directrice des études et des relations internationales chez Think Tank Synopia, le laboratoire des gouvernances, pour sa carte blanche de la Présidence française de l'Union européenne.
La guerre en Ukraine qui sévit depuis plus de deux mois maintenant a rappelé aux Européens que leurs frontières n’étaient pas aussi pacifiées qu’ils le pensaient. Aujourd’hui, vous voulez nous parler des autres zones de tensions qui existent et qui pourraient bien s’aggraver dans les prochains mois ou années ?
Oui, lorsque la Russie décide d’envahir l’Ukraine il y a deux mois, les Européens entrent dans une forme de sidération collective. Une guerre aux portes de l’Europe, c’est quelque chose qui nous paraissait appartenir au passé, comme si la paix devait être la conséquence logique du Progrès, de l’internationalisation des échanges et de l’interdépendance croissante entre les États. Avec l’Ukraine, on redécouvre brutalement que la guerre n’est jamais très loin, que c’est une possibilité et qu’il faut s’y préparer. Mais le conflit qui se joue en Ukraine doit aussi nous permettre de regarder dans d’autres régions, plus ou moins proches de nous, et de prendre conscience qu’il existe de nombreuses zones de tensions : on a beaucoup parlé de la Moldavie dernièrement et du conflit territorial et politique avec sa région frontalière de l’Ukraine, la Transnistrie, qui souhaite devenir indépendante. Mais il ne faut pas non plus oublier ce qu’il se passe dans les Balkans, notamment au Kosovo où les tensions entre les Serbes et les Albanais sont très fortes, ainsi qu’en Bosnie-Herzégovine où les tensions entre les Serbes orthodoxes, les Bosniaques musulmans et les Croates catholiques ne cessent d’augmenter. Il nous faut aussi regarder au Sud, en Méditerranée où les tensions sont fortes : entre la Grèce et la Turquie ; l’Algérie et le Maroc et l’Espagne et le Maroc également. Et il y en a d’autres : Yémen, Syrie, Lybie, avec l’influence de grandes puissances : la Russie, les États-Unis, la Chine, la Turquie aussi. Et la seule grande absente de ces théâtres de conflictualité, c’est l’Union européenne...
Selon vous l’Europe a fait preuve de naïveté ces dernières années vis-à-vis des conflits potentiels à ses frontières ?
Oui incontestablement. L’Union européenne s’est construite sur une idée ou plutôt une vision : celle que les frontières appartenaient au passé, un passé troublé par les guerres et les dissensions, et qu’en supprimant les frontières, on supprimerait du même coup toute possibilité de conflit. Il y avait des raisons de croire à cette vision mais malheureusement, aujourd’hui, force est de constater qu’elle était erronée, du moins en partie. Et cette négation de l’importance des frontières a conduit les Européens à négliger aussi toutes les tensions territoriales dans son voisinage.
Vous citiez la Moldavie et les Balkans, pourriez-vous nous en dire plus ?
Les tensions territoriales dans cette région correspondent peu ou prou à ce qu’on appelle des conflits gelés. C’est-à-dire des conflits dans lesquels il n’y a pas de lutte armée à proprement parlé, mais aussi où il n’y a pas de véritable accord de paix ou alors des accords provisoires. C’est un peu comme si on se disait qu’il fallait d’abord calmer le jeu, obtenir une pacification des relations, même de façade, et espérer qu’avec le temps, le statu quo aura porté ses fruits et permis de négocier un accord ultérieur qui scelle de manière définitive une réconciliation. C’est un peu ce qui s’est passé avec la Bosnie par exemple, suite à la guerre de Yougoslavie qui a fait plus de 130 000 victimes dans les années 90 et qui a duré 10 ans, on l’oublie souvent... Donc puisque les positions des uns et des autres semblaient irréconciliables, la solution a été de ne pas choisir, de ne pas trancher et d’essayer de faire cohabiter des communautés qui venaient de se faire la guerre. Suite aux accords de Dayton en 95, la Bosnie est divisée en 2 : la Fédération croate bosniaque et la Republica Serpska. Et une gouvernance tournante est mise en place : tous les 8 mois, la gouvernance change et est successivement attribuée à un représentant des Croates catholiques, des Bosniaques musulmans et des Serbes orthodoxes.
Et ça fonctionne ?
Ca dépend ce qu’on entend par fonctionner... Il n’y a pas eu de guerre depuis plus de 20 ans, mais les tensions sont de plus en plus forte. La situation économique est désastreuse, le pays est ingouvernable et les trois communautés qui le composent vivent, en grande majorité, séparées les unes des autres. Le rêve multiculturel ne s’est pas réalisé. C’est pareil au Kosovo. Les Balkans, aujourd’hui, sont une véritable poudrière et les conflits gelés pourraient très rapidement se réchauffer, puisqu’on observe un retour en force du nationalisme et une course au réarmement. L’Union européenne doit en avoir conscience car si des conflits armés éclatent à nouveau, elle en sera une des victimes collatérales, comme on le voit avec l’Ukraine en ce moment.
Et concernant la Moldavie, est-ce que l’indépendance de la Transnistrie est une possibilité ?
La Moldavie a toujours refusé l’indépendance de cette région historiquement russophone et russophile. La Moldavie faisait partie de l’URSS et en 90, lors de la chute du régime, elle devient indépendante, elle troque le russe pour le roumain comme langue officielle et les habitants de la Transnistrie, en réaction, demandent leur rattachement à la Russie. Des émeutes violentes éclatent et font près d’un millier de victimes. Le calme ne revient qu’en 92, lorsque l’armée russe intervient. Aujourd’hui, la Transnistrie dispose d’une forme d’autonomie politique avec un Parlement et un Président, et des soldats russes y sont toujours stationnés. Alors avec la guerre en Ukraine et la demande d’adhésion de la Moldavie à l’Union européenne, et bien les revendications sécessionnistes de la Transnistrie sont ravivées et il est à craindre effectivement que les tensions dans cette région s’intensifient, comme dans les Balkans.
Joséphine Staron au micro de Cécile Dauguet