Nous retrouvons Anna Creti, professeure d'économie à l'Université Paris Dauphine et Directrice scientifique de la chaire économie du gaz naturel et de la chaire Economie du climat.
Anna Creti, vous nous aviez déjà parlé du gaz russe. En ce moment de grande tension internationale, suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, pouvons-nous revenir sur une autre matière première stratégique pour la Russie, le pétrole ?
En février, la Russie a fourni à l'Europe environ 2,66 millions de barils par jour (bpj) de brut via le marché maritime, selon les données de Refinitiv Oil Research, et elle expédie régulièrement plus de 2 millions de bpj chaque mois. Pour l'instant, ces flux n'ont pas changé, malgré la guerre.
Globalement, 23% des importations de pétrole proviennent de la Russie, suivie par l’Arabie Saoudite (6%), les Etats Unis (5%) la Norvège (4%). Dans le peloton de queue, une bonne douzaine d’autre pays, comme la Lybie, le Nigéria, l’Algérie. Comme d’habitude, des fortes disparités entre Etats Membre existent. En France, la Russie est le 7ème fournisseur de pétrole, le premier étant le Kazakstan, d’après les données Eurostat. La Russie est le deuxième fournisseur pour l’Autriche. Et elle devient premier pays importateur pour la Pologne.
Transports, chimie, agriculture : faute d’une transition énergétique avancée, le besoin de pétrole est grand, et constant. La dépendance à l'égard des importations pour l'ensemble de la famille du pétrole brut et des produits pétroliers a atteint un niveau record en 2020, lorsque l'UE a compté sur les importations nettes pour 96,96 % de sa disponibilité énergétique. La dépendance en 2020 est le résultat combiné des diminutions des importations, des exportations et de l'énergie brute disponible. La production primaire a également baissé.
Le revers de la médaille de la dépendance européenne au pétrole russe est que le commerce de l’or noir représente 20% du PIB Russe, auquel on peut rajouter 15% pour le gaz. On compte 72 trillions de dollars d’exportation de pétrole en 2020 selon la Banque Mondiale. Le premier pays dans le commerce de l’or noir russe n’est pas l’Europe, mais la Chine, qui assure 23 des 72 trillions de dollars d’export de pétrole.
Qui peut prendre la place de la Russie, en cas de blocage de son pétrole ?
Il est probable que la pression s'intensifiera sur les membres de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole pour qu'ils augmentent rapidement leur production et abandonnent l'accord de production actuel qu'ils ont conclu dans le cadre du groupe plus large de l'OPEP+, qui comprend la Russie, en particulier si les contrats à terme de référence mondiale du Brent se maintiennent au-dessus du niveau de 100 dollars le baril franchi après l'invasion de l'Ukraine.
Et les stocks stratégiques ?
La mise en place des stratégies pour se protéger contre des chocs de pétrole remonte loin, à la fin des années 60. Le choc pétrolier des années 70 a ensuite confirmé la nécessité de ces stratégies, qui furent également renforcées. Ainsi, en 1968, la Commission européenne a imposé aux Etats membres de l’Union de stocker chacun une quantité de pétrole correspondant à 65 jours de leurs importations pétrolières. En 1972, dans un contexte de crise pétrolière, ce seuil passe à 90 jours. En outre, à compter de 2012, tous les pays membres de l'UE doivent publier chaque mois un rapport sur l'état de leurs stocks. Par exemple, en France, des stocks régionaux sont constitués afin d'assurer une disponibilité de 10 jours de super, de 15 jours de fioul et de 15 jours de gazole. Il existe plus de 50 de ces centres où les produits pétroliers sont stockés dans des cuves de taille variable, parfois enterrées. Ces stocks constituent certes une protection, mais de très court terme.
Sanctionner la production russe de pétrole (et de gaz), est-ce une bonne idée ?
Nous avons un exemple historique qui aide à trouver la réponse à cette question, l’Iran. En 1979, à la suite de la prise d'otages à l'ambassade américaine, les États-Unis gèlent 12 milliards d'actifs financiers détenus par l'Iran. Depuis, ces sanctions ont eu une vie difficile, avec des suspensions et des retours. Mais surtout une longue vie longue, très longue. En décembre 2021, le porte-parole du département d'Etat américain, Ned Price, a rappelé que les sanctions imposées à Téhéran tiennent toujours. Les sanctions « énergétiques » sont une riposte possible contre le géant de la production des fossiles. Leur effet ne sera pas immédiat et ne mettra pas forcément à genoux la Russie à court terme. Par contre, cela fera tout de suite augmenter le prix du pétrole. C’est la raison pour laquelle pour l’instant, l’Europe a décidé de bannir seulement l’export de certaines technologies de raffinage russe. Mais il en faut beaucoup plus pour asphyxier la Russie.
Anna Creti est Professeure d’économie à l'Université de Paris Dauphine-PSL, Directrice scientifique de la Chaire Économie du Gaz Naturel et de la Chaire Économie du Climat, qui développe des programmes de recherche autour de l’économie du changement climatique.
Anna Creti au micro de Cécile Dauguet