Comme toutes les semaines, nous accueillons Jenny Raflik, professeure d'Histoire à l'Université de Nantes pour sa carte blanche de la PFUE.
On évoque régulièrement les relations tendues entre les pays européens et la Russie. Mais une autre puissance interfère de plus en plus souvent avec les intérêts européens : je veux parler de la Chine. Où se situent actuellement les interactions entre UE et Chine ?
La Chine a développé depuis plusieurs décennies une politique extérieure extrêmement active, et d’autant plus efficace qu’elle avance discrètement ses pions. Elle s’est notamment fortement positionnée en Afrique, via ce qu’il est convenu de dénommer désormais la Chinafrique, où elle rivalise avec les intérêts européens. À cet égard, si l’UE est le premier partenaire commercial multilatéral de l’Afrique, la Chine est aujourd’hui le premier partenaire bilatéral. Et ses investissements ne font que croître sur le continent africain, souvent aux dépens des intérêts européens.
Mais peu à peu la Chine se construit d’autres zones d’influence. Notamment, on l’avait évoqué avec l’exemple bosniaque, dans les Balkans et en Europe orientale. En 2012, elle y a lancé l’initiative 17+1, un partenariat entre 17 pays européens et la Chine, à laquelle participent tous les pays des Balkans occidentaux, à l’exception du Kosovo, dont Pékin ne reconnaît pas l’indépendance. Dans les Balkans, la politique chinoise est directement liée à son projet de nouvelle route de la soie, dont l’objectif est de connecter physiquement la Chine au reste du monde par la construction et le contrôle stratégique d’infrastructures de transport. Les Balkans occidentaux, qui se trouvent sur cette « nouvelle route de la soie » y ont vu une opportunité pour moderniser leurs infrastructures et dynamiser leur économie.
Comment réagit l’Europe face à ces avancées chinoises ?
En mars 2019, dans un document au ton ferme, la Commission européenne avait dénoncé – je cite - un « rival systémique promouvant des formes alternatives de gouvernance ». Elle y accusait la Chine de chercher à s’emparer de la technologie des sociétés étrangères et mettait les Etats membres en garde contre les efforts chinois visant à saper son système politique.
Ce qui veut dire que la Chine n’est pas seulement une concurrente commerciale pour l’UE. Il y a aurait, aussi, un enjeu de sécurité plus large
Absolument. Notons d’ailleurs que la Chine soutient activement la candidature à l’UE de ses principaux partenaires dans les Balkans, et notamment de la Serbie, qui reçoit à elle seule presque un tiers des prêts accordés dans le cadre de l’initiative 17+1. La Chine se ménage, sur le long terme, des soutiens internes à l’UE en misant sur les élargissements à venir. Ce faisant, elle se constitue une zone d’influence pouvant rivaliser, au sein de l’UE, avec celle des Etats- Unis.
Tout cela a, aussi, des répercussions politiques. Les procédures d’attribution de marchés sont souvent franchement opaques. Les investissements chinois ont favorisé l’essor de la corruption dans les pays des Balkans, et permis le développement de réseaux clientélistes qui éloignent les perspectives de démocratisation. Et cela malgré les efforts – souvent inefficaces – de l’Union européenne en la matière. Au total, la politique de la Chine dans la région participe à y discréditer la politique européenne, et c’est parce que la politique européenne y est discréditée que la Chine peut s’y installer toujours davantage. Il y a là un cercle vicieux dans lequel l’UE est engagée, et qu’elle doit impérativement réussir à maîtriser. A chaque fois que la Chine avance dans les Balkans, c’est l’Union européenne qui recule. Une partie de son crédit international se joue ici.
Cela peut-il avoir un impact sur la sécurité même des pays de l’Union européenne ?
Certains axes de la politique chinoise peuvent menacer directement les pays membres, oui, notamment dans les domaines hautement stratégiques des infrastructures numériques. La Chine a marqué des points importants, et s’est insérée dans les marchés européens, via des entreprises comme Huawei. Mais les pays d’Europe occidentale ne sont pas à l’abri de l’influence chinoise dans d’autres secteurs : dans le transport, notamment. Là aussi vont se poser les mêmes interrogations quant à de potentielles répercussions à long terme. Il n’est jamais bon de laisser une puissance étrangère maîtriser des secteurs clefs de son économie. C’est d’autant plus dangereux quand il s’agit d’un pays aux ambitions mondiales clairement assumées, et qui ne partage pas notre culture politique et économique.
Dans ce contexte, la crise entre la Chine et la Lituanie est-elle un test ?
Oui. Vilnius s’est retirée de l’initiative « 17 + 1 » en mai 2021. Au mois d’août, la Lituanie a ouvert un bureau de représentation « de Taïwan » , et non « de Taïpei » , comme le tolère uniquement Pékin. Depuis, effectivement, s’est développée une véritable guerre commerciale et diplomatique entre les deux pays. En décembre, la Lituanie a annoncé qu’elle n'enverrait aucun représentant diplomatique aux Jeux olympiques d'hiver en Chine. Sans utiliser le mot, elle s’aligne ainsi sur le boycott diplomatique initié par les Etats-Unis. Dans cette crise, l’UE a affirmé son soutien à la Lituanie, avec notamment une déclaration claire de Joseph Borell, le 14 janvier dernier. Le président français a également apporté son soutien à Vilnius. Mais les Européens iront-ils plus loin que des paroles de soutien ? Il y a là un vrai test sur la capacité de l’UE à tenir une ligne commune, ou pas, à l’égard de la Chine.
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Jenny Raflik au micro de Laurence Aubron