L'édito européen de Quentin Dickinson

Destins liés

Photo de Desola Lanre-Ologun sur Unsplash Destins liés
Photo de Desola Lanre-Ologun sur Unsplash

Chaque semaine, Quentin Dickinson revient sur des thèmes de l'actualité européenne sur euradio

Cette semaine, Quentin Dickinson, vous voulez donner un coup de projecteur sur les flux migratoires…

Aujourd’hui, il n’y a pas un pays européen dont l’opinion ne se montre, à des degrés divers, défavorable à l’immigration.

Traditionnellement fonds de commerce de l’extrême-droite, la méfiance, voire l’hostilité, vis-à-vis de toutes les catégories de migrants s’étend désormais à l’ensemble de la classe politique. On ne fait guère plus la différence entre un voyou en séjour illégal et un réfugié hautement qualifié. Souvenez-vous : du temps de la Guerre froide, l’expression courante qui désignait la ligne de démarcation entre les deux Allemagne, c’était le Mur de la Honte ; or, aujourd’hui, des murs, on en redemande partout.

Mais ceci conduit à une cécité franchement court-termiste.

Pour quelle raison ?...

Pour se persuader de la plus évidente des raisons, aujourd’hui déjà, il suffit de regarder autour de soi : jadis supplétifs de la production industrielle, les immigrés sont devenus des rouages indispensables de l’économie des pays européens ; ils occupent le plus souvent les emplois réputés pénibles ou peu prestigieux que les Européens ne veulent plus occuper.

Et cette réalité n’a aucune chance de disparaître, d’autant que la natalité en baisse dans presque tous les pays développés n’est compensée (en partie) que par l’augmentation de la population immigrée, aujourd’hui parvenue à la troisième ou à la quatrième génération, et ayant conservé le choix de fonder des familles nombreuses.

Mais ce qui devrait nous conduire à réfléchir est ailleurs, et moins visible d’ici.

A quoi faites-vous allusion, Quentin Dickinson ?...

A l’évolution démographique de l’Afrique subsaharienne. En 1960, selon les statistiques de la Banque mondiale, les 15 à 24 ans représentaient environ 10 % de la population totale de ces pays ; aujourd’hui, ils sont à 20 %, et, en 2050, ils devraient dépasser les 30 %.

Peu importe leur nombre, d’ailleurs, c’est leur proportion qui est l’indicateur à retenir. Et cette société est jeune, et affranchie des modes de pensée de leurs aînés.

A quoi pensez-vous ?...

Tout simplement que cette société-là n’a pas la référence à la période coloniale, et que la plupart de leur nombre n’a pas connu la vie sous un régime militaire despotique.

Surtout, ces jeunes ont généralement bénéficié d’une bien meilleure éducation que leurs parents ; et, faute de débouchés à leur niveau au pays – et fascinés par ce que les réseaux sociaux leur montrent de la vie en Europe – leur réflexe compréhensible, même s’il est irréaliste, c’est de venir trouver chez nous l’emploi que leur pays d’origine ne peut leur offrir. Mais leur attachement à leur terre d’origine demeure très fort.

Dans quel état d’esprit sont-ils ?...

Surtout, ils s’agacent de la pesanteur de la vie publique chez eux, de la gestion trop souvent irrationnelle du quotidien, et en particulier de la corruption qui gangrène les milieux de pouvoir et appauvrit leur pays.                     

Cette tendance n’est pas sans risques, car elle peut les conduire un peu hâtivement à conclure que la démocratie parlementaire est un système politique toxique qu’il convient de combattre ; leur raisonnement, c’est que seul un régime autoritaire est capable d’imposer les règles qui leur permettraient d’assouvir leurs ambitions professionnelles légitimes.

A noter aussi, leur attachement aux valeurs de la religion, quelle qu’elle soit, avec cependant, ces dernières années, une progression étonnante des églises protestantes pentecôtistes, due en partie au zèle de prosélytes afro-américains, venus nombreux dans ce qu’ils perçoivent comme terre de mission.

Enfin, un sondage Afrobaromètre révélait il y a dix-huit mois que les jeunes diplômés africains sont à 40 % optimistes quant à leur avenir personnel.

Clairement, l’on peut entrevoir à l’horizon se dessiner une société africaine dont les meilleurs éléments feront des aller-retour entre l’Afrique et l’Europe, en fonction d’occasions professionnelles, de formation, et de l’essor qu’ils parviendront graduellement à assurer à leur pays.

C’est cette migration-là qu’il faut comprendre, qu’il faut accueillir, et à qui il faut donner les moyens d’un développement enfin apaisé de l’Afrique. Nos avenirs sont liés.

Alors, chez nous, l’idéologie, les projets politiques, cela peut convaincre, enthousiasmer, faire élire ; mais ignorer les tendances de fond, ne pas anticiper, ne pas accompagner le souhaitable et l’inévitable constitue une attitude qui, inévitablement, conduit au pire.

Nous voilà donc prévenus.

Un entretien réalisé par Laurence Aubron.