L'édito européen de Quentin Dickinson

La mort du principe de neutralité d’un État - La chronique de Quentin Dickinson

La mort du principe de neutralité d’un État - La chronique de Quentin Dickinson

Aujourd’hui, Quentin Dickinson, vous voulez nous révéler l’identité d’une victime collatérale de la guerre en Ukraine…

Oui, l’initiative de Vladimir Poutine aura dans les faits entraîné la mort du principe de neutralité d’un État.

La neutralité, posée comme préalable permanent de la politique extérieure d’un pays, est une invention relativement récente, essentiellement mise en œuvre au dix-neuvième siècle. Mais son efficacité s’effondre dès que des impératifs stratégiques s’imposent à un État hostile : ainsi, en 1914, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg étaient-ils tous trois neutres ; or, envahir les Pays-Bas ne présentait aucun intérêt militaire pour l’Allemagne (et les Néerlandais n’ont donc pas été inquiétés), alors qu’attaquer la France en passant par les territoires belge et luxembourgeois était indispensable au déroulement du plan de l’état-major allemand. 

Est-ce qu'il y a plusieurs formes de neutralité ?...

En effet, il y a neutralité et neutralité. Il y a la neutralité préventive de la Suède ou des trois pays de ce qui n’était pas encore le Benelux : c’est la neutralité « Restons prudents, on ne sait jamais ». Et puis il y a la neutralité imposée de l’extérieur, qui est le cas de la Finlande, qui a payé le prix de sa défaite face à l’Armée rouge : occupée par les Russes, la Finlande n’obtiendra leur départ qu’en 1952, moyennant l’engagement d’une neutralité perpétuelle.

La situation de l’Autriche, elle aussi vaincue en 1945, est assez comparable, à ceci près que, contrairement à la Finlande jusqu’en 1920, elle n’a jamais fait partie de l’Empire russe. 

Et il y a enfin la neutralité de circonstance de l’Irlande, dans l’attente de sa réunification.

Mais cette notion de neutralité a bien évolué depuis la fin de la Seconde guerre mondiale ?...

C’est vrai. Disons qu’elle se justifiait (ou, en tout cas, se comprenait) tant qu’a duré la Guerre froide ; à l’exception de la Suède, les neutres de 1914 ont juré qu’on ne les y reprendrait plus, et sont devenus membres-fondateurs de l’OTAN en 1949, les Finlandais et les Autrichiens restant militairement dans leur coin, tout en s’intégrant économiquement à l’Europe de l’Ouest. 

Alors, en bonne logique, on pouvait supposer que la menace soviétique disparue en 1989, la neutralité ne s’imposait plus à qui que ce soit. Les Finlandais, les Autrichiens, et, dans une moindre mesure, les Suédois et les Irlandais ont en effet interprété de cette façon-là le sens de l’Histoire. Ces pays restent à ce jour théoriquement neutres, mais techniquement en phase avec l’OTAN, dont ils appliquent les procédures militaires.

Et donc ?...

Eh bien, l’invasion russe en Ukraine – bien loin de ressusciter l’équilibre de l’époque de la Guerre froide – a pour effet de faire voler en éclats le peu qui restait de la référence à la neutralité de ces quatre pays. En dépit des récentes menaces russes, l’opinion publique en Finlande est très majoritairement favorable à ce que le pays rejoigne l’OTAN, et il ne paraîtrait pas prudent qu’il le fasse sans la Suède, où le débat (quasi-inexistant avant le 24 février) est désormais lancé.

Et pas un mot sur la Suisse ?...

Si, quand même, pour dire que c’est le seul cas connu de neutralité historique toujours valable – mais due à une adhésion sans faille de la population (encore de nos jours) et qui repose sur une défense fortement armée, dont la logique est limpide : « Vous pourriez nous envahir, mais vos pertes seraient telles que le jeu n’en vaudrait vraiment pas la chandelle ». D’une certaine façon, c’est ce que l’Ukraine est en train de démontrer à la Russie.