L'Europe vue de Bruges

France-Italie : La fin de la Lune de Miel ? - Sanae Youbi

France-Italie : La fin de la Lune de Miel ? - Sanae Youbi

Sanae Youbi est assistante académique du département d’études politiques et de gouvernance européennes (POL) du Collège d’Europe. Originaire de Brescia, en Italie, elle est diplômée en double Master de Sciences Po Bruxelles et de l’Institut d’Etudes Européennes, en Politique et Réglementation de l'UE.  Elle est spécialisée dans les politiques publiques européennes de la migration et des affaires intérieures, de l’emploi et des affaires sociales.

Merci d’être parmi nous aujourd’hui pour nous parler des tensions de ces derniers jours entre l’Italie et la France. Nous avons assisté à des échanges politiques très tendus entre ces deux pays, notamment concernant la question du navire « Ocean Viking » avec ses 230 migrants à bord, que l’Italie a refusé d’accueillir. Que se passe-t-il ?

Tout à fait ! S’il y a un an, Macron et Draghi signaient le pacte du Quirinale, s’engageant à collaborer en matière de migration, aujourd’hui on peut dire que cette période de « lune de miel » entre les deux pays est finie, aussi en raison du fait de l’installation d’un nouveau gouvernement en Italie.

Cette rupture a commencé il y a 15 jours, à la suite de la demande du navire de migrants « Ocean Viking », qui avec 230 migrants à bord, cherchait désespérément à accoster quelque part. Le port le plus proche était en Italie, mais le gouvernement italien refusait de donner son accord, se disant incapable de continuer à gérer en solitude l’arrivée des migrants, et demandant une solidarité européenne.

Ce n’est qu’après des jours de tension que la France accepte finalement de faire accoster le bateau à Toulon.

Aujourd’hui, la gestion de cette crise a conduit à avoir d’un côté la France, qui dénonce l’Italie comme étant « un État européen irresponsable », n’ayant pas accepté de faire accoster le navire de migrants dans ses ports. Et de l’autre côté l’Italie, qui dit ne plus vouloir être « le seul port d’Europe ».

Mais pourquoi aucun de ces pays n’accepte de faire accoster les navires des migrants ? Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’on se retrouve dans une telle situation. Pourtant, il y avait des enfants et des malades à bord, qui avaient besoin d’être sauvés au plus vite.

En fait, je dirais que cette crise démontre comment, pour les leaders politiques, le premier intérêt reste leur arène nationale.

Macron ne voulait pas accepter d’accueillir les migrants par peur de laisser de l’espace à Marine Le Pen, avec le risque de compromettre le ralliement déjà incertain de la droite au projet de loi sur l’immigration proposé par son gouvernement.

Et Meloni ne les voulait pas, parce qu’en campagne électorale elle avait promis une ligne dure en matière de migration ; accueillir le navire l’aurait rendue faible face à l’opposition, et non crédible vis-à-vis de son électorat.

Et si la France dénonce le comportement de l’Italie comme étant « inacceptable », les Italiens semblent en avoir marre se faire dicter leur comportement par Macron à chaque fois. Il demande à l’Italie d’être responsable, mais lui-même il ne peut ou ne veut pas l’être. Il ne donne d’ailleurs pas le bon exemple en matière de migration, la France étant l’un des pays qui exécute le plus de renvoi de migrants.

C’est ironique (et je dirais quelque part triste) de voir que, finalement, si à la fin la France a accepté d’accueillir les 230 migrants du bateau « Ocean Viking », on découvre qu’en réalité seulement un tiers restera en France (car neuf autres pays EU se sont engagés à les accueillir). De plus, cela ne vient quand même pas sans conséquences.

Car si Macron en appelle à la solidarité et à l’humanité de l’Italie vis-à-vis des migrants, en réponse sa réaction évoque le contraire : il semble presque être pris au piège de sa rhétorique, car il a suspendu l'accueil prévu de 3.500 migrants actuellement en attente en Italie, pour lesquels il s’était pourtant déjà engagé. Ou encore il a demandé le renforcement des contrôles policiers français à la frontière avec l’Italie, pour éviter que des migrants puissent passer par voie terrestre.

Ça a l’aire d’être compliqué. Difficile de nouer une relation de confiance entre Macron et Meloni. Chacun accuse l’autre… Et on est loin de trouver une solution commune.

Exactement ! Mais il faudrait rappeler aux deux leaders en question que, mise à part leurs intérêts nationaux, des hommes, des femmes et des enfants sont là, derrière les statistiques et les enjeux politiques. On parle beaucoup de ces 230 migrants depuis des jours mais comme eux, 106.000 réfugiés ukrainiens en France en 2022, pour un budget de près de 600 millions d'euros, y sont d’ailleurs accueillis à bras ouverts, sans susciter aucun scandale.

Ce qui pourrait faire penser qu’il existe des migrants de catégorie A, que l’on est prêt à accueillir, et des migrants de catégories B, que personne ne souhaite voir arriver... 

La crise diplomatique entre Paris et Rome fait monter la pression à Bruxelles, rappelant l’impuissance européenne à mettre en œuvre les droits humains. Mais que dit le droit international ?

C’est compliqué. Contrairement à ce que dit la France, le droit de la mer impose de sauver les migrants en péril, mais ne dit pas quel État doit les accueillir. Ceci est donc un flou juridique qui incite les pays à se renvoyer la balle, car au niveau international il n’y a aucune règle qui impose que ça soit la responsabilité du port le plus proche de devoir accueillir les migrants. D’où le comportement de l’Italie, qui refuse de continuer à être « le » port de l’Europe.

Mais cette impuissance européenne de faire respecter les droits de l’Homme de ces 234 migrants, dont 57 enfants, est extrêmement préoccupante. On entend beaucoup de décideurs politiques européens demander plus de contrôle aux frontières européennes, ce que l’on appelle « Europe forteresse » ; Cette approche voudrait que l'UE établisse en Algérie, en Libye et en Tunisie des centres de migrants pour les identifier et évaluer les demandes d'asile loin des frontières européennes.

Cela pourrait paraitre être une solution, mais on oublie que ceci se fait dans des conditions inhumaines des centres de détention de migrants en Libye, ce qui serait contre les standards et valeurs européens. Et ça serait problématique pour l’Europe de financer ces centres de détention.

Mais est-ce que défendre les frontières extérieures de l’UE pourrait être vraiment la solution commune ?

Faute d’un mécanisme européen clair et durable, on se retrouve donc confrontés ici à une situation 100 % politique, le plus grand risque étant la désunion, dans un moment où l’UE est déjà confrontée à une guerre à ses frontières, une crise énergétique et la montée de l’inflation. Cette incapacité de ses États membres à se montrer solidaires nuit à l’avenir de l’Union elle-même.

La solution ici n’est pas facile. Il y a un Pacte sur la Migration et l’Asile, proposé par la Commission en 2020, et actuellement négocié entre le Parlement et le Conseil EU. Mais personnellement je pense que l’on est face à une occasion manquée pour régler les dysfonctionnements propres au système de migration et d’asile européen, puisque la proposition se concentre plutôt sur l’externalisation de la gestion migratoire aux pays tiers et sur la réadmission.

Ceci dit, je conclurai en disant que la solution proposée par la Commission est regrettable, car on s’attendrait au développement d’un mécanisme destiné à sauver des vies, plutôt qu’à mieux fermer les frontières.

Entretien réalisé par Laurence Aubron.