L'Europe vue de Bruges

Qatargate : au-delà du scandale, quelles perspectives pour la probité dans les institutions européennes ? - Olivier Costa

Qatargate : au-delà du scandale, quelles perspectives pour la probité dans les institutions européennes ? - Olivier Costa

Olivier Costa, est Directeur au Département d’études politiques et de gouvernance européenne au Collège d’Europe (Bruges) et Directeur de recherche au CNRS, CEVIPOF (Paris).

Le 9 décembre dernier, plusieurs personnes, dont Eva Kaïli, vice-présidente du Parlement européen, ont été arrêtées dans le cadre d’une enquête sur des soupçons de corruption par le Qatar. Que s’est-il exactement passé ?  

L’affaire a débuté par l’arrestation, par les polices belge et italienne, de plusieurs personnes soupçonnées d’avoir touché de l’argent en échange de la défense des intérêts du Qatar. Il s’agit notamment d’une des 14 vice-présidents du Parlement européen, chez laquelle de fortes sommes ont été retrouvées. D’autres personnes ont été arrêtées : le père de Mme Kaïli, son compagnon – assistant d’un autre député européen – et un ex-député européen italien, devenu le Président d’une ONG très active au Parlement européen. Dans un second temps, deux autres députés européens ont été mis en cause, ainsi que des personnes en Italie. 

Rapidement, il a été établi que le Maroc était également impliqué. On a dit que le but pour le Qatar était d’obtenir des soutiens à l’organisation de la coupe du monde de football, mais les enjeux sont bien plus larges et importants, qu’il s’agisse des négociations en matière de gaz, de visas, de commerce ou de trafic aérien, ou de la recherche d’appuis dans des conflits géopolitiques.

Le Parlement européen est-il une institution particulièrement corrompue ? 

Je ne le crois pas. En revanche, c’est aujourd’hui une cible privilégiée pour les lobbyistes – que leurs pratiques soient éthiques ou non. Le Parlement européen a acquis des pouvoirs et une influence considérables depuis 20 ans, et les groupes d’intérêts qui veulent peser sur la prise de décision dans l’Union s’y intéressent désormais beaucoup. C’est en effet une institution plus ouverte et plus facile d’accès que la Commission ou le Conseil. Le Parlement européen, c’est 705 députés – dont 60 % nouvellement élus en 2019 – et des milliers d’assistants parlementaires, qui sont autant d’interlocuteurs potentiels. Par voie de comparaison, il n'est pas aisé de peser sur les travaux du Conseil – sauf à passer par la voie nationale. Quant à la Commission, des règles plus sévères s’imposent à ses membres – qu’il s’agisse des Commissaires ou des hauts-fonctionnaires. Il est donc plus aisé pour un groupe d’intérêt ou un État tiers de trouver des soutiens parmi les élus, par la seule argumentation – il n’est pas scandaleux qu’il essaie de convaincre un parlementaire du bien-fondé de ses positions ou revendications – ou par la fourniture de divers avantages – ce qui n’est pas acceptable. 

Mais, il n’y a pas de règles au Parlement européen ? 

Si, il y en a. Le Parlement européen travaille depuis 30 ans sur le sujet et beaucoup a été fait pour encadrer le comportement des députés, de leurs collaborateurs et des représentants d’intérêts. Mais le rythme auquel le Parlement européen a adopté ces règles n’est pas suffisant pour compenser la pression croissante qui s’exerce sur l’institution. Il est difficile pour les députés de s’entendre sur ces questions, notamment parce que les cultures nationales sont très différentes, et parce que certains font toujours valoir que réguler revient à soupçonner. 

Mais alors, pourquoi est-ce que cette affaire est intéressante ? Ne s’agit-il pas juste d’un dérapage de quelques personnes avides d’argent ? 

Oui et non. Il est vrai qu’on ne pourra jamais empêcher un parlementaire malhonnête d’accepter de l’argent d’un groupe d’intérêt en échange de services. Mais il y a au Parlement européen un contexte qui laisse les coudées trop franches aux élus et aux lobbyistes pour aller dans cette direction. Il n’est pas normal, par exemple, que les députés puissent bénéficier de « cadeaux » de la part de groupes d’intérêts : par principe, on doit interdire cette pratique, au nom de l’indépendance du législateur. Il n’est pas normal que le registre de transparence des lobbies ne soit pas obligatoire, notamment pour les représentants d’États tiers. Il n’est pas normal que certaines ONG, aux activités obscures, puissent organiser librement des activités au Parlement européen. Il n’est pas normal que des « groupes d’amitié » avec des pays tiers puissent être créés unilatéralement par des députés et échappent à tout contrôle. Il n’est pas normal que les députés puissent cumuler leur mandat avec des activités professionnelles qui les amènent à travailler pour des organisations dépendantes de normes ou décisions de l’Union. Toutes ces carences créent un contexte propice aux dérapages.

Le Parlement européen a-t-il réagi à ce scandale ? 

Oui. Sa Présidente, Roberta Metsola, a lancé des enquêtes internes et annoncé des réformes rapides. Le Parlement européen n’a pas tergiversé pour décharger Mme Kaïli de ses fonctions de vice-présidente, pour lever l’immunité parlementaire des députés impliqués et pour retirer leur titre d’accès aux représentants des pays mis en cause. Mais je crois que l’ampleur du scandale et ce qu’il révèle des faiblesses du Parlement européen appellent des réformes plus ambitieuses encore. Il faut créer un organe indépendant doté de larges pouvoirs et de moyens, capable d’enquêter sur les allégations de comportements problématiques, d’examiner l’évolution du patrimoine des acteurs de l’Union européenne, de se prononcer sur les cas de pantouflage…

N'est-ce pas ce que les institutions européennes envisagent ? 

Un projet de « haute autorité » est dans les tuyaux depuis 2019, mais je ne suis pas très optimiste. D’abord, les institutions n’étaient pas d’accord sur les détails du dispositif – qui n’a donc pas vu le jour. Ensuite, elles envisagent d’agir dans un cadre inter-institutionnel, et non pas en s’appuyant sur une base légale solide. Pourtant l’article 298 TFUE, relatif à la « bonne administration » dans l’Union, permettrait de créer un tel organe et de lui donner l’autorité et l’indépendance requises. Enfin, pour sa composition, il est question de représentants des différentes institutions ; il est fort probable que ces gens fassent primer l’image et la réputation des institutions sur la sanction des comportements problématiques. Il faudrait créer un organe totalement indépendant, composé de personnalités qui n’ont aucun lien avec les institutions qu’elles contrôlent, et privilégient l’éthique. En somme, il faut un choc de transparence et de probité au Parlement européen pour envoyer un signe fort aux élus, aux groupes d’intérêts et aux citoyens, qui sont les spectateurs désabusés de cette pantalonnade. 

Entretien réalisé par Cécile Dauguet.