Chaque semaine, la série de podcasts "L'Europe vue de Bruges" propose un éclairage original sur l’actualité européenne, vue depuis Bruges. Les intervenant·es sont des étudiant·es de la promotion Victoria Amelina, des Assistant·es académiques et, plus ponctuellement, des professeur·es.
Luis Matos est Assistant Académique au Département des Études Politiques et de Gouvernance Européennes au Collège d'Europe à Bruges depuis août 2024.
Aujourd’hui, je vous propose de revenir sur le Cadre Financier Pluriannuel (CFP) 2028-2034, enfin publié officiellement après des mois de spéculations, de fuites et de négociations à huis clos. Le texte est là et il est temps de se demander : s’agit-il d’un vrai tournant fédéraliste, d’un simple lifting budgétaire, ou d’un exercice d’équilibriste entre les intérêts nationaux et l’ambition européenne ?
Lors de notre dernière discussion, vous aviez pointé les risques de centralisation et de marginalisation des régions. Mais, maintenant que le texte est public, on a beaucoup parlé, ces dernières semaines, d’un possible « moment hamiltonien » pour l’UE, en référence à la création d’un budget fédéral aux États-Unis. Est-ce que ce CFP 2028-2034 marque enfin ce tournant, ou reste-t-on dans une logique de compromis intergouvernemental ?
Bien que la Commission ait effectivement proposé de nouvelles ressources propres pour financer le remboursement de la dette NextGenEU et augmenter un peu la capacité de dépense, dans les faits, près de 80 % du budget continue de reposer sur des contributions nationales, c’est-à-dire que chaque État sort son chéquier en fonction de son PIB.
Le vrai problème, c’est que l’UE reste prisonnière de la logique du « juste retour ». Chaque pays veut récupérer au moins ce qu’il a mis dans le pot commun. Résultat ? On parle de ressources propres, mais on ne crée pas de vraie fiscalité européenne. Les nouvelles recettes (taxe carbone aux frontières, impôt sur les bénéfices des multinationales) sont soit déjà contestées, soit trop marginales pour changer la donne.
Et puis, il y a cette idée de « The Fund », ce méga-fonds qui fusionne la PAC et la cohésion. Sur le papier, ça ressemble à une rationalisation. En pratique, on donne aux États membres une liberté quasi totale pour décider comment dépenser l’argent.
Vous semblez sceptique sur cette fameuse flexibilité, pourtant présentée comme une avancée majeure. Pourquoi une approche qui donne plus de marge de manœuvre aux États membres poserait-elle problème ?
La Commission vend la flexibilité comme une caractéristique centrale du CFP. Ici, les Plans nationaux et régionaux de partenariat sont proposés comme une avancée démocratique, un moyen de rapprocher l’Europe des citoyens. En théorie, les États et les régions conçoivent ces plans « en partenariat étroit » avec Bruxelles, pour répondre à la fois aux besoins locaux et aux objectifs européens. Mais dans les faits, plusieurs éléments laissent craindre une recentralisation au profit des gouvernements nationaux.
D’abord, les garde-fous sont loin d’être garantis. Oui, il y a des minimums obligatoires pour les régions moins développées et des cibles sociales, mais les « earmarks » – ces enveloppes dédiées à des politiques précises – disparaissent. Résultat ? Les États pourraient facilement détourner les fonds vers leurs propres priorités, qu’il s’agisse de défense, de migration ou de grands projets d’infrastructure, au détriment de la cohésion ou de la transition écologique.
Ensuite, les régions risquent d’être mises à l’écart. En fait, plusieurs think tanks soulignent que les plans nationaux tendent à favoriser les grands projets pilotés par les gouvernements centraux, plutôt que les initiatives locales. Les Plans nationaux et régionaux de partenariat pourraient donc accélérer une renationalisation des politiques européennes, où chaque pays adapte les fonds à son agenda, sans véritable coordination.
En résumé, la flexibilité, c’est bien, mais sans garde-fous stricts, les Plans nationaux et régionaux de partenariat pourraient transformer le budget européen en un puzzle de 27 politiques nationales disparates, où la cohésion et les priorités communes passent à la trappe.
Le CFP 2028-2034 prévoit aussi un nouveau mécanisme de dette commune, « Catalyst Europe ». Est-ce une avancée historique, ou un pari risqué ?
Quoi dire sur la dette commune ? Oui, NGEU a montré que l’UE pouvait emprunter ensemble. Mais les États membres les plus endettés ne sont pas pressés de recommencer. Le problème, c’est que « Catalyst Europe » arrive dans un contexte économique tendu : croissance molle, dettes publiques élevées, et des opinions publiques de plus en plus sceptiques. Si l’UE force le passage sur la dette commune, elle risque de braquer les États les plus réticents et de raviver les divisions Nord-Sud. Et là, ce n’est plus un moment hamiltonien, mais un scénario à la « Tower of Babel » où tout le monde parle, personne ne s’écoute, et la tour s’écroule.
Ce CFP est un texte ambitieux sur le papier, mais il ressemble surtout à un compromis boiteux entre ceux qui veulent plus d’Europe et ceux qui en veulent moins. La Commission a essayé de contenter tout le monde, et le résultat est un budget qui ni ne fédère vraiment, ni ne simplifie assez.
Un entretien réalisé par Laurence Aubron.